Livres - La mondialisation de la culture, Jean-Pierre Warnier
Les sociétés que nous appelons « primitives » ne le sont en aucune façon, mais elles se voudraient telles. Elles se rêvent primitives, car leur idéal serait de rester dans l'état où les dieux ou les ancêtres les ont créées à l'origine des temps. Bien entendu, elles se font illusion, et n'échappent pas plus à l'histoire que les autres. Mais cette histoire dont elles se méfient, qu'elles n'aiment pas, elles la subissent. Tandis que les sociétés chaudes – ainsi la nôtre – ont vis à vis de l'histoire une attitude radicalement différente. Nous ne reconnaissons pas seulement l'existence de l'histoire, nous lui vouons un culte.
Dans ses Essais, Montaigne défend les cultures autochtones du Nouveau Monde et brise les stéréotypes de l’époque qui sont, pour certains, toujours d’actualité. Mais cette défense des cultures « primitives », « naturelles », qui n’ont pas recours à tant d’artifices que la nôtre, soulève également une question actuelle importante, énoncée par l’ethnologue Jean-Pierre Warnier : faut-il regretter l’érosion des cultures de la tradition et déplorer la situation présente ?
Au cours de l’histoire, les pays occidentaux, principales puissances des époques passées, ont exercé leur hégémonie sur le reste du monde, en allant jusqu'à le coloniser. Sous prétexte de leur apport des sciences et des arts, des savoirs et de prosélytisme, en somme d’apporter la (leur) civilisation, l’Europe a soumis des populations entières. Les idéaux des Lumières n’y ont pas été pour rien et si les explorateurs pouvaient prôner un enrichissement culturel au contact de ces tribus, cela n’en change pas moins la réalité.
« Les sociétés que nous appelons « primitives » ne le sont en aucune façon, mais elles se voudraient telles. Elles se rêvent primitives, car leur idéal serait de rester dans l'état où les dieux ou les ancêtres les ont créées à l'origine des temps. Bien entendu, elles se font illusion, et n'échappent pas plus à l'histoire que les autres. Mais cette histoire dont elles se méfient, qu'elles n'aiment pas, elles la subissent. Tandis que les sociétés chaudes – ainsi la nôtre – ont vis à vis de l'histoire une attitude radicalement différente. Nous ne reconnaissons pas seulement l'existence de l'histoire, nous lui vouons un culte. » Claude Lévi-Strauss
Ce qui a commencé à la fin du XVe siècle a évolué pour prendre différentes formes telles que l’esclavage, les génocides et pour en arriver au XXe siècle à une érosion des cultures due à la mondialisation. De celle-ci découle l'avènement des industries culturelles qui marchandisent la culture. Il s’agit de la production en série de biens culturels, incapable de transmettre une culture atteignant les sujets dans leur profondeur, réduite à la standardisation superficielle et symbole du capitalisme post-révolutions industrielles. Ces industries sont un instrument d’exercice de l’hégémonie des pays dominants dans le contexte de mondialisation actuelle. Ainsi on entend parler d’ « américanisation » ou de « coca-colonisation » du monde du fait de l’influence du cinéma hollywoodien et, plus généralement, de la diffusion massive des produits culturels américains.
Si l'ont peut penser que la modernisation fera converger les cultures du monde entier vers un modèle unique, les nombreuses études sociologiques et ethnologiques sur le sujet montrent autre chose.
L'extrême fragmentation culturelle présente dès l'époque des chasseurs-cueilleurs s'est vu contrebalancée par le développement historique des échanges marchands et des communications. Cependant, les transformations sociales et techniques s'accompagnent d'un immense effort intellectuel et réglementaire pour canaliser les contacts et les changements culturels.
Les ethnologues témoignent unanimement d'une érosion rapide et irréversible des cultures singulières à l'échelle planétaire. Mais ils observent également que cette érosion est limitée par des éléments solides des cultures-traditions et qu'il y a, de part le monde, une production constante, foisonnante et diversifiée, en dépit de l'hégémonie culturelle exercée par les pays industrialisés.
L'activité religieuse, les soins et pratiques de santé, la littérature orale, le vêtement, l'architecture, l'alimentation sont touchés par le processus de changement culturel opéré par la mondialisation.
La globalisation des flux marchands met à la disposition des peuples du monde entier des biens matériels (vêtements, moyens de transport, radios, cosmétiques...) qui font l'objet d'appropriations et de détournements multiples. Les cultures locales réinventent alors la différence avec d'autres moyens culturels que ceux de la tradition locale.
Malgré le choc de la colonisation destructrice des cultures autochtones, les colonisés ont su réinventer les traditions, domestiquer l'apport occidental, se l'approprier et le retourner contre le colonisateur. Ils ont ainsi participé à la production identitaire qui met en échec l'uniformisation par les flux culturels.
Aujourd'hui, les sociétés qui refusent le changement matériel sont extrêmement rares. On peut citer les Amish de Pennsylvanie, aux États-Unis, quelques rares tribus amazoniennes comme les Yanomami, ou certaines ethnies africaines du Sahel. Partout ailleurs se manifeste une demande ardente pour les objets d'une modernité plus ou moins fantasmée : eau courante, électricité, voiture, TV, hôpital, soins de santé, accès à l’approvisionnent de masse ou médias.
Les sociétés de la tradition consacrent beaucoup de temps et d’énergie à produire des sujets et l'organisation sociale qui les relie, sans négliger pour autant la production des conditions matérielles de l'existence. Elles consacrent beaucoup de temps en activités cérémonielles et ritualisées, qui façonnent les sujets dans leurs habitudes mentales et motrices, les situent dans la parenté, le village, l'environnement de la faune, de la flore, des éléments et des êtres qui peuplent les arrière-mondes magiques et religieux. Ces activités engagent le corps dans des apprentissages longs comme la musique, la danse, la gestuelle, le chant et la récitation. Elles ne produisent pas de biens matériels marchands mais sont des activités productives d'une manière autrement essentielle : elles produisent des sujets humains.
A l'inverse, nos sociétés industrielles subordonnent la production des personnes à la production des biens matériels sous l’œil des gestionnaires, économistes et financiers, pour qui le sujet n'a guère de place en économie.
Le coût de l'érosion des cultures singulières se mesure aux souffrances physiques et psychiques d'êtres humains mal socialisés, tiraillés entre plusieurs mondes.
De plus , l'option industrielle moderne et l'explosion démographique du XXème siècle, combinées à une compétition planétaire pour l'appropriation des ressources les plus diverses (eau, terres, forêts, pétrole, minerais) agressent de nombreuses sociétés à travers le monde.
Il faut toutefois nuancer le point de vue global sur la mondialisation de la culture qui isole les produits culturels de leur contexte et ne s'occupe pas de la façon dont ceux-ci sont reçus, réappropriés. Les médiateurs tels que la famille, la communauté locale, les leaders politiques et religieux, les chamans et devins-guérisseurs, les Églises, les clubs ou l’École modifient l'impact des brassages culturels selon leur manière de fonctionner.
Jean-Pierre Warnier explique qu'il ne faut pas sous-estimer la capacité de création d'innovation et d’imagination des sujets et des groupes dans le contexte qui les opposent les uns aux autres. En effet, les divergences d'intérêts, les luttes qui en résultent et les rapports de force sont consubstantiels à la vie en société. Dans les familles, les villages, les entreprises, les branches d'activité économique, l'arène politique d'un pays, les acteurs s'affrontent à proportion de leurs intérêts contraires : patrons et ouvriers, Verts et chasseurs droite et gauche... Ces conflits sont des conflits de pouvoir et d'intérêt. Ils animent le changement de la dynamique des sociétés. Or, dans le conflit, chaque acteur, chaque groupe, mobilise des identifications qui lui sont propres et qui produisent de la différence culturelle : culture ouvrière ou patronale, culture de la chasse ou de la contemplation de la nature... Tout cela vient du fait qu'il n'y a pas de société ou de groupe qui ne possède sa culture, ni de culture qui existe en apesanteur et ne soit celle d'une société ou d'un groupe donné. Tant qu'il y aura des hommes, ils seront divisés en groupes opposés par des conflits d'intérêt qui fragmenteront la culture, et c'est une des raisons majeures pour lesquelles il ne saurait y avoir de mondialisation de la culture.
L'auteur souligne également que conclure que la standardisation de la production industrielle de biens culturels ne conduit pas à une homogénéisation de la consommation, en dépit de ce que l'on pourrait croire. Ce serait plutôt l'inverse. En effet, l'industrie met sur le marché des produits de plus en plus nombreux et diversifiés à cause de la concurrence qui les pousse à explorer des marchés toujours plus étroits. Les publics se fragmentent alors à mesure que l'offre de biens et de services se diversifie (rap, troisième âge, gays, association des amis de ceci ou de cela, Celtes, Basques, Texans, etc.).
La production d'authenticité, les mouvements de relance et les activités de revitalisation révèlent une extraordinaire capacité des cultures à resister à l'érosion.
En outre, dans les sociétés industrielles contemporaines, la recherche de racines, de terroir, d'authenticité par rapport à un ailleurs ou un autre temps fantasmés est un facteur de relance de la tradition et de conservation du patrimoine.
Pour conclure, si la globalisation de certains marchés culturels conduit à croire à une uniformisation des cultures, à un « universalisme », il n'en est rien. Selon Warnier, l'humanité est une « machine à fabriquer de la différence, des clivages ». Ces clivages accrochent les groupes à leur patrimoine inaliénable et non marchandisable comme la langue, la religion, les valeurs, le terroir, les monuments, la gastronomie. Ils perpétuent des cultures existantes, transmises par tradition et qui remplissent une fonction de boussoles individuelles et collectives. Ces cultures évoluent, en particulier au contact des produits culturels matériels. Mais il ne faut pas confondre « culture » et « industrie culturelle ». Cette dernière est à l'origine de la formation de cultures de « niche » (culture rap, gay, troisième âge...) qui ne sont probablement pas assez structurantes pour l'individu. Aujourd'hui, chaque sujet est de plus en plus le produit de métissages multiples.
Bibliographie: La mondialisation de la culture, Jean-Pierre Warnier