Débat - Le cannibalisme est il un péché ?
Le cannibalisme est-il un crime
ou est-il compréhensible ?
Le cannibalisme est un phénomène qui consiste à manger de la chair humaine. C'est un évènement répandu du Paléolithique à l'Antiquité, mais réprimé par la société actuelle. Il faut bien sûr le différencier du cannibalisme de survie, où l'on consomme un des siens par nécessité (famine). A travers son essai Des cannibales et Des Coches, Michel de Montaigne nous soumet son regard critique sur l'anthropophagie, dans un pays profondément catholique. Peut-on considérer le cannibalisme comme un phénomène compréhensible ou comme un crime ? Nous verrons premièrement la raison pour laquelle il est considéré comme une infamie et dans un second temps nous étudierons les raisons pour lesquelles le cannibalisme peut être compréhensible.

Premièrement, le cannibalisme est considéré comme un crime car il représente une action barbare dans nos esprits . En effet, la France était catholique du IIIème au XXème siècle (loi de 1905). On trouve dans la Bible, Deutéronome 28:53 : "Au milieu de l'angoisse et de la détresse où te réduira ton ennemi, tu mangeras le fruit de tes entrailles, la chair de tes fils et de tes filles".
Le cannibalisme est ici considéré comme une"punition divine". La population occidentale est depuis des centaines d'années conditionnée à considérer cette action comme illégitime ; ce rejet est ancré dans les mentalités. Lorsque l'on regarde les populations étrangères avec notre point de vue occidental, il est difficile pour nous de comprendre ces coutumes car notre perspective n'est pas objective, on peut alors bel et bien parler d'ethnocentrisme.
Claude Lévi-Strauss nous le montre bien dans son livre Tristes Tropiques : "certains usages qui nous sont propres [...] lui apparaitraient de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de civilisation." Montaigne nous le montre aussi dans Des cannibales et Des coches : "si nous jugeons d'eux par rapport aux règles de la raison, mais non par rapport à nous". Le jugement vis a vis du cannibalisme dépend donc du point de vue de l'observateur. Pour nous Occidentaux, il est contraire à toutes nos valeurs, on le considère donc bien comme un crime.

Illustration du cannibalisme au Brésil. 1557, par Hans Staden
De plus, le cannibalisme est considéré comme un crime car il choque nos valeurs éthiques. En effet, selon nos coutumes, le corps d'un défunt est sacré. Le corps d'un mort représente la relation que nous avions avec l'être défunt, et donc le manger serait un manque de respect, un affront. On considère que les morts doivent être respectés au même titre que les vivants. En effet, au cours de sa vie un être humain va créer une relation avec un autre être humain. A la mort de celui-ci, la dépouille garde une part de "l'âme" du défunt. La protection du cadavre permet de perpétuer le souvenir de la personne décédée. Dans la Bible, Ecclésiate 7 : "Mieux vaut aller à la maison de deuil qu’à la maison de banquet, parce que c’est là la fin de tout homme, et les vivants doivent prendre cela au sérieux." On retrouve dans la religion chrétienne cette forme de respect des morts. Claude Lévi-Strauss nous le montre bien dans son livre Tristes Tropiques : "la condamnation morale de telles coutumes implique [...]l'affirmation d'un lien entre l'âme et le corps". Le cannibalisme est donc considéré comme un crime car il choque nos valeurs éthiques.

Tristes Tropiques, par Claude Lévi-Strauss
Enfin, le cannibalisme est considéré comme un crime car à travers l'anthropophagie, on nie l'humanité des êtres humains. En effet, la consommation d'un humain peut-être considéré comme un rejet de l'humanité de celui-ci. En mangeant un autre humain, on s'apparente à des sauvages, à des monstres. On considère l'être humain comme de la nourriture, s'apparentant à une vache ou un bœuf. Un corps est plus que de la chair et des tripes : il représente une personne. Le refus du cannibalisme repose donc sur la peur : la peur de devenir un monstre, en mangeant un autre être humain. Il apparait donc cette notion de "sauvages". En effet, Jean de Léry nous le montre bien dans Le Nouveau Monde : "ils suscitent par ce moyen la crainte et l'épouvante des vivants." Le cannibalisme est donc considéré comme une infamie car il représente une action barbare dans nos esprits, va à l'encontre de nos valeurs et nie l'humanité de l'espèce humaine.

Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, Jean de Lery
Néanmoins le cannibalisme est compréhensible. En effet, c'est premièrement un moyen d'exprimer sa puissance et sa domination. On parle alors d'exocannibalisme guerrier. Cette forme de cannibalisme vient d'une conviction psychotique, où l’anthropophage s’approprie la force du vaincu en mangeant son corps. Claude Lévi-Strauss le décrit comme "ingestion d'une parcelle du corps d'un ascendant ou fragment d'un cadavre ennemi pour permettre l'incorporation des ses vertus.". Pour le vaincu, être manger signifie ne pas avoir céder sa force et donc sa gloire lorsqu'on lui annonce qu'il sera avaler, de ne pas avoir fui. Le vainqueur "absorbe" donc toute la combativité du vaincu. Selon Jean de Lery, les victimes ne cherchaient pas à s'enfuir, devenant même joyeux au moment d'être mangés. Montaigne nous le montre bien : "on n'en voit aucun qui ne préfère être tué et mangé plutôt que de demander seulement de ne pas l'être". Ces pratiques étaient notamment utilisées par les peuples Magyars (Hongrois), qui dévoraient le cœur et buvaient le sang de leur victime pour s'approprier leur forces. Il permettait aussi d'exprimer sa domination sur les tribus ennemis, en faisant ressentir la peur. Pour Jean de Lery au Brésil, les vainqueurs : " suscitent par ce moyen la crainte et l'épouvante des vivants." C'est ici exactement l'inverse que ce que veulent établir les tribus sauvages par rapport aux souhaits des occidentaux. Les indigènes désirent faire ressentir la peur alors que les occidentaux cherchent à éviter cela à tout pris. Les Hitties empalaient, avec toute leur famille, les chefs des villes qui se révoltaient contre leur domination, les découpaient vivants en morceaux qu'ils mettaient à cuire et distribuaient au peuple pour frapper de terreur les opposants. Le cannibalisme est bien un moyen d'exprimer sa puissance et sa domination.

Représentation du Brésil par Jean de Lery.
De plus, le cannibalisme permet de rendre hommage à un mort. En effet ce type de cannibalisme permet de garantir la permanence de l’esprit du mort parmi les vivants, pour perpétuer sa présence ou pour maintenir une continuité entre la vie et la mort. Ce cannibalisme funéraire pouvait consister à manger les os des siens, grillés, moulus et dilués. On le nomme aussi endocannibalisme. Cette pratique serait ainsi liée à la représentation de la vie et de la mort, et aux cultes des ancêtres. Claude Levi-Strauss décrit cette forme de cannibalisme comme : "celles qui relèvent de causes mystiques, magiques ou religieuses". Ce serait l'équivalent pour nous d'un enterrement, permettant à l'âme du défunt d'aller au paradis, tout dépend du point de vue. On peut donc bien dire que l'anthropophagie peut est être comprise par l'endo et l'exocannibalisme.

Des Cannibales et Des Coches par Montaigne
Pour conclure, on peut dire que le cannibalisme est un crime du point de vue Occidental. Ce phénomène est considéré comme inhumain pour notre culture. Avec un regard objectif, on peut dire que l'anthropophagie est un phénomène classique, et que l'exo et l'endocannibalisme sont des éléments présents depuis des milliers d'années chez les humains. C'est ce que cherche à démontrer Montaigne dans ses essais. Il montre que notre manière de penser est ethnocentrée.