Débat - La société corrompt-elle l'homme ou lui est-elle bénéfique ?
Le roman de T.C. Boyle à travers l’histoire de Victor de l’Aveyron, alias « Le Sauvage », soulève plusieurs questions. Arrêtons nous donc sur celle-ci : la société est-elle un « instrument de corruption » ou au contraire le « fondement de toutes choses justes et droites en ce monde » ? Autrement dit quel impact a la société sur notre personne et jusqu’où nous transforme-t-elle ?
Partons sur des bases communes et analysons les termes des énoncés. Selon le dictionnaire en ligne l’Internaute, la corruption est le fait de « pervertir, dégrader ce qui est sain ou moral ». Le dictionnaire Larousse nous dit que le fondement est « la base, l’élément essentiel sur lequel s’appuie tout le reste ; principes sur lesquels se fonde un système » et qu’une chose juste est « conforme à la raison, à la vérité ». Une chose ou une personne droite est, quant à elle, quelqu’un « qui juge sainement, qui agit honnêtement ; honnête, loyal, sensé ».
Il y a là deux visions de la société. Une société exemplaire, positive et une autre négative, qui corrompt. Mais qu’en est-il vraiment ? Que nous apporte la société ou au contraire que nous enlève-t-elle ? Qu’en est-il de Victor ? Que lui a apporté la société ou qu’a-t-elle modifié dans sa vie ?
Nous tâcherons d’apporter des réponses à ces questionnements. Bien sûr, nous ne sommes pas les premiers à y réfléchir. Il y a d’ailleurs déjà plusieurs théories exprimées par des penseurs.
Abordons, donc, ces théories, que T .C. Boyle a mises en avant dans son roman. Il y a d’abord la théorie partagée par Locke et Condillac (un anglais du XVIIème siècle et un français du XVIIIème siècle) : selon eux chacun naîtrait comme une tablette de cire vierge de tout écriture (tabula rasa) et acquerrait la connaissance par l’expérience. Ils ne croyaient pas en l’inné mais seulement à l’acquis. Pour eux, la connaissance s’acquiert par le biais de sensations qui se transforment en idées.
L’accès à la connaissance était très important au XVIIIème siècle, notamment en raison du courant de pensées des philosophes des Lumières. C’est d’ailleurs pour cela que l’Encyclopédie a été rédigée : pour de regrouper, en un même livre, toutes les connaissances que l’homme avait acquises. Ainsi, la société, en donnant accès à la connaissance est bénéfique pour l’homme.
Cependant, cette théorie sur l’utilité de la société va à l’encontre de celle suggérée par Rousseau, pourtant contemporain de Condillac. En effet, selon Rousseau, la société est néfaste pour l’homme et n’apporte que des désavantages. Il l’explique d’ailleurs via ces deux premiers textes publiés, qu’on appelle aussi Discours. Dans son Second Discours, il avance le fait que l’évolution de l’homme a connu plusieurs stades : les états de nature puis l’état social. Et selon lui l’état social – la création de sociétés – qui a succédé au second état de nature n’a apporté que le malheur et les premières inégalités. Dans son Premier Discours, il évoquait déjà le fait que le progrès n’engendrait pas de bonification de l’homme et de sa morale, mais, qu’au contraire, il apportait toutes formes de vices.
T.C. Boyle nous laisse donc là avec deux points de vue diamétralement opposés. Qu’en pensons- nous au XXIème siècle ? Qui a raison, qui a tort ? Ces deux points de vue se valent-ils ou l’un prévaut-il sur l’autre ?
Une bonne argumentation, donne des exemples. Alors, servons nous de ceux que nous apporte T.C.Boyle, au fil des rencontres de l’enfant sauvage avec les personnes civilisés.
Tout d’abord, l’enfant sauvage. Il a expérimenté à la fois la vie en marge de la société et la vie en société. Qu’en pense-t-il ? Était-il malheureux seul, dans sa forêt ? Bien sûr, l’isolement dans la nature n’était pas la façon la plus adéquate pour vivre. C’est d’ailleurs pour cela qu’il se rapprochait de la civilisation lors des hivers rudes. Elle pouvait lui apporter ce dont il manquait, à savoir des champs de légumes cultivés. Mais, lors des nombreuses fois où il se fait capturer, ne se débat-il pas, n’essaie-t-il pas de s’enfuir ? Pour lui la société, et les hommes qui la représentent sont « des animaux débraillés, violents, criards ». La société ne se présente pas comme attrayante pour lui, lorsqu’il y est plongé, c’est par la force. Ensuite que lui offre la société ? Elle lui enlève plutôt sa capacité à agir par lui-même, elle le contraint à nombre de règles (s’habiller, se laver, dormir ici, ne pas aller là, se tenir comme ça, faire ceci, …) et le prive de sa totale liberté.
Ensuite, le monde nouveau qui l’entoure n’est pas sans reproches , il est souillé de vices. Considéré comme sauvage, Victor est méprisé. Les gens qui vivent en société sont jaloux, comme on peut le voir avec le teinturier qu’il rencontre, qui est jalousé pour ses mixtures uniques. Tout le monde n’est pas égal malgré le fait que la Révolution Française ait tenté de changer certaines choses. On observe toujours des inégalités flagrantes, des riches et des pauvres. Après la fugue de l’enfant sauvage de son Institution, alors que Mme Guérin, sa tutrice, est à sa recherche, elle voit un petit garçon décharné, en train de mâcher on ne sait quoi, et pense l’avoir retrouvé. Mais ce n’est pas lui, c’est juste un enfant abandonné à son sort, dans la rue. Quand elle repart, elle le laisse derrière elle ne considérant pas, à l’instar des passants, que c’est leur problème : ils font preuve d’égocentrisme.
Reconnaissons que c’est grâce à la société l’enfant sauvage a pu survivre. S’il était resté vivre par lui-même, dans la forêt, lorsqu’il n’y aurait plus eu de nourriture, il serait mort. La société lui a apporté chaleur et réconfort par l’entremise du feu et des bras aimants de Mme Guérin. Elle lui apporte également un endroit sûr, une maison dans laquelle il est en sécurité et où il ne risque pas de se faire attaquer ou dévorer par des animaux pendant qu’il dort. Rappelons que la société lui a apporté une certaine forme de connaissance même si le Docteur Itard, chargé de son éducation, a estimé que son apprentissage avait été vain et infructueux.
Reprenons. La société l’a-t-elle corrompu ? Nous pouvons dire que oui car elle lui a imposé de nouvelles nécessités dont il se passait très bien avant, notamment s’habiller correctement et vivre en communauté. La société a-elle été au contraire nécessaire et bénéfique pour lui ? Nous pouvons répondre oui à cette question car la société lui a permis de vivre mieux, quelqu’un pourvoyant à ses besoins.
Pour nous au vingt-et-unième siècle, qu’en est-il ? La société a-t-elle un si grand impact sur notre vie, et nous transforme-t-elle tant que cela ?
Une grande part ce que nous sommes est déjà joué avant notre naissance : c’est la génétique. En effet, cette-dernière a son rôle à jouer dans notre aspect extérieur, notre physique, ainsi que notre métabolisme. Si la génétique est une part innée chez l’homme, alors l’acquis vient de la société. De par nos parents, qui dès la grossesse ont leur rôle à jouer (par exemple avoir une vie saine). Puis, plus tard, dans leur éducation, qui est complétée, entre autre, par l’école, lieu où on apprend à associer des idées, des sons à des mots. La société influence nos capacités intellectuelles, on ne naît pas génie, mais on naît avec un potentiel qui ne demande qu’à être exploité à l’aide d’experts.
La société a un impact sur nous, elle influe sur notre comportement, elle nous impose une morale, une ligne de conduite. Être respectueux envers autrui, travailler à l’école, ne pas prendre la vie de quelqu’un. La société nous transforme puisqu’à sa façon elle nous modélise selon des normes standardisées. Par exemple, les jugements émis par autrui concernant notre physique, nos goûts musicaux, nous poussent à être toujours à la mode. La société nous corrompt en imaginant, encore et encore, de nouveaux produits alimentaires qui nous empoisonneront ; en imaginant, encore et encore, de nouvelles substances illicites, des drogues qui détruiront notre cerveau, nos capacités à réfléchir par nous-mêmes et à apprendre de nouvelles choses ; en nous privant de toute l’étendue de notre liberté.
Mais la société nous est aussi bénéfique en mettant en place des lois pour que nous puissions vivre en harmonie ; en nous apportant un cadre afin que nul ne puisse nuire aux autres ; en nous apportant la civilisation.
Nous ne pouvons pas médire sur la société, (nous ne reviendrons pas en arrière), mais nous pouvons éventuellement critiquer son fonctionnement si nous le jugeons imparfait.
Malgré tout, le point central de toutes ces réflexions n’est-il pas de déterminer l’acceptable de l’inacceptable et de renoncer à une part de notre liberté individuelle pour mieux vivre tous ensemble ? Notre liberté ne s’arrête-t-elle pas là où celle des autres commence ?
Sources :
Dictionnaires :
Le Petit Larousse - grand format 2001
Recherches :
Théories de Locke et Condillac
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