Lettres persanes 2017 - Rapport social interdit
Mon cher frère, cela me réjouit de m’asseoir à mon bureau et de penser à ma famille, à vous cachés dans les forêts sibériennes de mon enfance. Je suis arrivé à Bordeaux il y a deux semaines après un interrogatoire interminable aux portes de l’aéroport.
Ici sache que nos doudounes et chapkas sont inutiles. Les saisons sont presque inexistantes et tu serais la risée de tous les habitants de cette ville. Les gens ne respectent pas les heures du soleil et de la lune, mais celles de leurs réveils, de leurs téléphones et sonneries. Ils préfèrent garder un rythme de sommeil identique tout le long de l’année plutôt que d’assister au lever du soleil, des aubes d’été à la pâleur des lunes hivernales et au scintillement des étoiles d’automne. Mais ne te détrompe pas : les uniques scintillements que l’on puisse apercevoir de la ville sont des lampes accrochées en hauteur qui ont l’arrogance d’essayer de mieux nous éclairer que la lune.
(…)
À Bordeaux, en train qu’ils appellent le tramway permet aux habitants de la ville de circuler de part en part. J’imagine très bien quelle joie régnerait à l’intérieur d’un pareil train dans notre village. Mais, vois-tu, les personnes qui l’empruntent ici ne disent pas un mot. Elles restent fixées sur leurs téléphones portables. Les leurs peuvent rentrer dans une poche et offrent des accessoires dignes des meilleurs géographes. Un jour, je suis allé demander à un de ces apprentis géographes ce qu’il faisait depuis maintenant cinq minutes les yeux rivés sur son téléphone : il me regarda d’un air abasourdi comme si chacun des usagers du train avait signé un contrat stipulant « RAPPORT SOCIAL INTERDIT ». Il daigna me répondre d’un air hautain qu’il donnait ses coordonnées géographiques à des amis pour qu’ils puissent savoir combien de temps il mettrait à venir.
J’étais hébété. Ici les gens ne se donnent pas des rendez-vous un mois à l’avance, espérant que les neiges ne seront pas encore tombées. Ils s’envoient des messages virtuels le jour même, des cartes virtuelles représentant leurs positions. Et tout cela, malgré ce que tu serais porté à croire, ne les rend pas plus heureux. Ils ont même l’air plus triste ! Cela ne leur permet pas non plus de faire ce dont ils rêvent, au contraire ! Ce peuple se crée des besoins presque primaires pour lesquelles il doit travailler toute l’année.
Ce peuple vit de plus en plus virtuellement et ne connaît pas les plaisirs simples mais pourtant si précieux qui fleurissent au pied de notre village.
Ton ami Youri