Cas de conscience de Mathilde par Lisa

Livre 2, chapitre 11, page 375

Que pouvait-elle désirer ? la fortune, la haute naissance, l’esprit, la beauté à ce qu’on disait, et à ce qu’elle croyait, tout avait été accumulé sur elle par les mains du hasard.

Voilà quelles étaient les pensées de l’héritière la plus enviée du faubourg Saint-Germain, quand elle commença à trouver du plaisir à se promener avec Julien. Elle fut étonnée de son orgueil, elle admira l’adresse de ce petit bourgeois. Il saura se faire évêque comme l’abbé Maury, se dit-elle.

Bientôt cette résistance sincère et non jouée, avec laquelle notre héros accueillait plusieurs de ses idées, l’occupa, elle y pensait ; elle racontait à son amie les moindres détails des conversations, et trouvait que jamais elle ne parvenait à en bien rendre toute la physionomie.

Une idée l’illumina tout à coup : J’ai le bonheur d’aimer, se dit-elle un jour, avec un transport de joie incroyable. J’aime, j’aime, c’est clair ! À mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où peut-elle trouver des sensations si ce n’est dans l’amour ? J’ai beau faire, je n’aurai jamais d’amour pour Croisenois, Caylus, et tutti quanti. Ils sont parfaits, trop parfaits peut-être : enfin, ils m’ennuient.

Ai-je le droit d'aimer ?

Mais enfin, que m'arrive-t-il.. je ne suis pas comme ça, je ne suis pas ce genre de femme.

Moi Mathilde de la Molle, l'héritière la plus enviée du faubourg Saint-Germain, les hommes tombent à mes pieds, plus riches les uns que les autres, ils sont tous mes esclaves, je fais ce que je veux d'eux, ils sont à moi !

Mais alors pourquoi, pourquoi lui ne tombe-t-il pas à mes pieds, pourquoi ne se soumet-il pas à moi ! Qu'est-ce que cela veut dire ? Ne suis-je pas assez bien pour lui ? Mais comment cela est-il possible.. Pourquoi son mépris me rend-il folle d'envie pour lui ?... Chaque fois qu'il ne me regarde pas plein d'envie envers moi, comme tous les autres hommes, je suis frustré et je tombe dans quelque chose que je ne connais pas. Tomberais-je amoureuse? Mais enfin que m'arrive-t-il, que m'a-t-il fait? Je n'ai jamais eu besoin de rien, je suis courtisé par des dizaines d'hommes, tous me veulent. Je suis riche, mon avenir est tracé, les femmes m'envient et me jalousent, toutes voudraient être à ma place.

Mais, moi depuis qu'il est là, que je l'ai vu ne pas se soumettre à moi, ma place ne m'importe point, ce que je veux, ce que je désire du plus profond de mon cœur, c'est qu'il me regarde, qu'il m'appartienne , rien qu'à moi..

Toutes les femmes le courtisent, c'est moi qui l'aurais ! Il sera à moi pour toujours, je l'hypnotiserai d'amour.

Mais comment faire, je n'y arriverai jamais, je ne l'attire pas, qu'est ce qu'il me manque pour qu'il me regarde, qu'il me désire ?

Mais enfin à quoi pensais-je ? Il est fils de charpentier, ma réputation ne supportera pas cet affront. Comment puis-je être attirée par un homme qui ne pourra m'apporter que ce que tout le monde appelle amour, alors que cela n'existe pas ? Il causera ma perte, je refuse de me soumettre à lui, à mes sentiments. Depuis toujours, je commande, je dirige les hommes, ils se tueraient pour moi, pour que je les regarde et lui il m'ignore ! Il est le seul qui m'importe.. Comment ose-t-il ne pas m'envier, ne pas me désirer ? Mon obsession ne pourra s'arrêter que lorsqu'il sera à moi, et que ça sera moi qui le contrôlerais, il me suppliera à genoux de l'aimer en retour !

Mais ce n'est guerre possible, il ne me regarde même pas : le répugnerais-je à ce point ? Me voilà bien punie, moi qui ai toujours joué avec l'amour qu'on me portait, aujourd'hui c'est lui qui me soumet, il me contrôle car je suis éperdument amoureuse de lui. C'est alors cela l'amour, le fait de vouloir tout donner pour la personne qu'on aime, alors même que celle-ci ne nous aime pas en retour. Voilà donc ma punition : j'aime l'homme qui ne me regarde point, je n'ai plus d'amour-propre, je me soumets à mes propres sentiments, qui m'emprisonnent et dont je ne peux me libérer.