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Publié par Adèle

Je suis très heureux d’avoir ouvert des portes de réflexion aux philosophes de ma postérité !

A travers ce livre, je plaide pour une Europe ouverte aux réfugiés.

En laissant Soleiman raconter son récit à la première personne, ce roman se fait le témoignage d’un de ces migrants que la misère rend anonyme.

Il est important de s’attacher à comprendre pourquoi l’autre agit ainsi, plutôt que de porter un jugement et considérer abruptement que son acte est irrationnel.

En découvrant la culture de l’Autre, nous sommes aussi amenés à (re)découvrir la nôtre.

Essai de conversation par Adèle

 

Essai de Conversation

entre Laurent Gaudé et Michel de Montaigne

 

En 2050, l’Humanité fit une découverte majeure, une avancée scientifique exceptionnelle, la machine à remonter le temps fut créée. Plusieurs pays purent alors en profiter. Parmi ces pays, la France, qui décida d’envoyer cinq scientifiques, cinq philosophes et cinq écrivains français. Chacun pouvait choisir la période de son choix afin d’aller demander conseil aux spécialistes du passé sur notre société actuelle et son évolution. Laurent Gaudé faisait partie des cinq écrivains, il choisit de se rendre aux XVIème siècle, époque contemporaine de Montaigne, car il pensait que son ouverture d’esprit et son point de vue étonnamment moderne seraient précieux. Il se rendit alors en Dordogne, où se situe le château de Montaigne. Il s’y est aménagé un refuge consacré à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs, sa bibliothèque : « Je passe dans ma bibliothèque et la plupart des jours de ma vie et la plupart des heures du jour ». Laurent Gaudé vint trouver Montaigne dans sa librairie ...

 

« Je viens vous trouver car j'ai lu votre œuvre, Les Essais, et ayant moi-même écrit un livre, Eldorado, j'ai pensé que nous aurions de quoi converser autour des similarités de nos ouvrages se rapportant pourtant à des époques biens différentes, commença Gaudé.

—  C'est avec enthousiasme que je vous reçois ! D’ailleurs, j’ai également lu votre livre et je dois dire que j’ai apprécié votre écriture. Nous pouvons à présent comparer nos imaginations. Dans les chapitres « Des Cannibales » et « Des Coches » j'aborde la question de la colonisation et de ses enjeux, là où dans Eldorado vous étudiez l'immigration et ses implications », poursuivit Montaigne.

Sentant que leur conversation allait se prolonger et se densifier, ils sortirent chacun de quoi prendre des notes, soucieux de ne manquer aucune remarque de leur interlocuteur. 

« Quels messages vouliez vous faire passer à travers ces chapitres ? demanda Gaudé.

— Dans « Des Coches », j’ai souhaité démontrer que le sauvage n’est pas celui que l’on croit, en  opérant un renversement des valeurs. En réalité, c’est une critique adressée aux Européens qui dispensent des mœurs barbares dans le Nouveau Monde intact, pur, et en définitive beaucoup plus civilisé que l’Ancien Monde. Quant à « Des Cannibales », je livre un éloge de la nature et du naturel, en opposition aux préjugés de mon époque, selon lesquels la culture et la civilisation sont indispensables à l’homme pour une heureuse condition humaine. Je considère plutôt la simplicité et l’authenticité comme source de bonheur. Je pense que les progrès de la civilisation sont en réalité des méfaits qui servent de fondement au mythe du « bon sauvage ». Dans ces deux chapitres mais également dans d’autres des Essais, j’ai tenté de donner une leçon de relativisme, et notamment dans le chapitre « Des cannibales », qui est une illustration de ma démarche humaniste, expliqua Montaigne.

—  Merci pour ces précisions ! En effet, vous êtes un héritier de l’Humanisme, vous avez inauguré la pensée moderne et développé des idées nouvelles. D’ailleurs, le mythe du « bon sauvage » fut repris au XVIIIème siècle, par exemple par Rousseau en 1755 dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, où il soutient que l’état originel de l’homme le conduit à la vertu et au bonheur, puisqu’il ignore le mal, reprit Gaudé.

Essai de conversation par Adèle

—  Je suis très heureux d’avoir ouvert des portes de réflexion aux philosophes de ma postérité ! L’intérêt de notre échange est aussi d’observer l’évolution de nos sociétés, en vous entendant parler d’héritage, je pense à une phrase de Sénèque dans ses Lettres à Lucilius  : « Les vices d’autrefois sont devenus les mœurs d’aujourd’hui ». Par cette phrase, Sénèque revenait à un autrefois, à un passé afin de démontrer que le présent se et s’est construit contre le passé, niant ses valeurs en lui préférant ses vices. Il y questionnait, déjà, la notion d’héritage et ainsi la manière dont le passé influence le présent et la construction du futur. Et pourtant, la fracture ici sous-entendue entre aujourd’hui et autrefois n’est pas si forte, l’héritage du passé étant souvent prégnant, répondit Montaigne.

—  Cette citation trouve un écho dans nos sociétés contemporaines, en proie à une crise d’identité et des valeurs. C’est tout le sens de la notion même d’héritage, alors que les mœurs actuelles interagissent fortement avec les valeurs héritées du passé. Les débats politiques, souvent stériles, se nourrissent désormais de cette question », compléta Gaudé avant de demander : « Pourquoi avez vous choisi d'aborder la conquête de l'Amérique ? 

— J'ai choisi ce sujet pour m'interroger sur la légitimité de la colonisation. Et vous,  pourquoi avez-vous choisi d’écrire sur ce thème ? questionna Montaigne.

— J’ai écrit Eldorado en 2005. La question de l’immigration clandestine se trouvait alors au cœur de l’actualité ; à travers ce livre, je plaide pour une Europe ouverte aux réfugiés. De plus, je suis attiré par les sujets qui portent du tragique et de l’épique en eux. Je ne sais pas écrire sur la banalité du temps qui passe. Je vais spontanément vers des endroits où il y a de la fureur et des convulsions. J’aime aussi les événements dans lesquels les personnages sont expulsés de leur vie quotidienne, dépouillés de leur métier et de leur contexte familier comme l’est ici le commandant Piracci. Ainsi démunis, ces êtres abordent de vraies questions essentielles, existentielles. Avec, toujours cette interrogation en toile de fond : qu’est-ce qui fait qu’on avance, pourquoi est-on en vie ? » expliqua Gaudé, avant de demander : « Et comment résumeriez- vous mon livre ?

— Je dirai que Eldorado est une invitation à s’interroger sur une tragédie complexe et contemporaine, dans laquelle les États de « la forteresse Europe » ont une responsabilité. Cette histoire permet de restituer leur dignité aux migrants car elle  donne un visage ("C’était le visage de la vie humaine battue par le malheur") et une vie aux migrants anonymes dont la mort rythme votre actualité comme on peut le voir dans certains passages : "Le nombre de clandestins n’avait cessé d’augmenter", et ce afin de leur rendre leur dignité et leur grandeur. En outre, la responsabilité des multiples acteurs en jeu est interrogée : « Qui était à châtier en premier dans toute cette chaîne de responsabilités où chacun avait touché de l’argent sur le destin de pouilleux condamnés à l’agonie ? », et j’ajouterais qu’en laissant Soleiman raconter son récit à la première personne, ce roman se fait le témoignage d’un de ces migrants que la misère rend anonyme. Soleiman exprime ainsi le déchirement du départ ("Comme c’est étrange de dire adieu à sa vie"), répondit Montaigne.

— J’apprécie que vous vous soyez réellement intéressé à mon livre, que vous avez évidemment su interpréter. Pour aller plus loin, une des principales différences entre nos travaux, est qu'à la fois dans « Des Cannibales » et dans « Des Coches », la visée est argumentative, vous tentez de convaincre le lecteur que votre opinion est la bonne. Tandis que dans Eldorado, je ne cherche pas à influencer celui qui me lit, je le laisse libre d'interpréter à partir d'une fiction très proche de la réalité, continua Gaudé.

—  En effet, j'ai fait dans « Des Coches » plusieurs critiques de la colonisation d'ailleurs, quant et la répétition du terme "leur" je rappelle que les Amérindiens sont les véritables propriétaires des terres et des mines que s'attribuent les Espagnols, de plus, je pense que la colonisation est un vol régi par un rapport de force, je rappelle également la violence dont ils font preuve, expliqua Montaigne.

— Quelles ont été vos sources d’inspiration ?

— J’ai principalement lu Sénèque, Lucrèce, Socrate, Épicure, Cicéron, et la plupart des auteurs anciens. Et vous, quels sont vos modèles d’écriture ? s’intéressa Montaigne.

— Racine, pour son classicisme absolu, et Shakespeare, pour le contraire, sa démesure, et ce fameux mélange de comique et de tragique. Mais celui qui m’a fait le plus de bien, c’est Bernard-Marie Koltès. Lorsque j’ai découvert son théâtre, j’ai été transporté de voir qu’on pouvait aborder des sujets contemporains avec une langue si pure et si belle, répondit Gaudé.

Essai de conversation par Adèle

Eldorado peut provoquer des sueurs froides, car, dans ce roman, le commandant Piracci constate un tel appétit dans le regard des réfugiés qu’il décide de prendre la route lui aussi. Comme si l’exil était un choix et non une fatalité. N’avez-vous pas un scrupule moral à développer cette thèse ? demanda Montaigne.

— Du type «faire du beau avec de la misère»? Non, car j’établis une différence entre les réfugiés qui doivent partir, comme, aujourd’hui, notamment, les habitants d’Afghanistan et de Syrie, et les migrants qui ont choisi de partir, comme, par exemple, les Maliens ou les Sénégalais. Il est évident que les réfugiés syriens n’ont pas de désir dans les yeux, mais de l’épuisement. Ils sont cassés et je respecte cet état qui laisse sans voix. Mais il y a des émigrés qui rêvent d’une vie meilleure et je les respecte aussi pour cet élan-là, affirma Gaudé.

— Quel message pensez-vous que nos ouvrages aient en commun ?

— Il me semble que vous essayez par votre réflexion de valoriser les indigènes et je tente de restituer leur dignité aux migrants. C’est donc un message de tolérance et d’ouverture d’esprit qui émane de nos ouvrages.  Selon vous, pourquoi faut-il respecter les cultures autres ?

—  La culture est une réponse à un problème dans un contexte donné ; comme nous n’évoluons pas tous dans les mêmes contextes, nous n’apportons pas les mêmes réponses aux problèmes et nous évoluons donc dans des cultures différentes. Nos vérités n’ont, elles non plus, rien d’universel : nous n’avons pas tous les mêmes valeurs car celles-ci trouvent leurs explications dans notre histoire, notre éducation, notre vision du monde, notre religion... Reconnaître cette diversité, c’est reconnaître la nécessité et l’utilité de chacune de ces cultures. Une fois que nous avons reconnu, compris et admis ce phénomène, nous pouvons sans difficulté admettre la logique de tout comportement d’une communauté humaine. Et si ces comportements sont logiques, ils peuvent être compréhensibles. Il est donc important de s’attacher à comprendre pourquoi l’autre agit ainsi, plutôt que de porter un jugement et considérer abruptement que son acte est irrationnel. Pendant ma lecture, je me suis demandé, ce qu’évoque le thème du voyage pour vous et ce que symbolise le collier de perles vertes, demanda Montaigne.

— Je considère le voyage comme un moment apaisant et beau, où l’on touche du doigt la vérité de ce que nous sommes car c’est un des rares moments dans nos vies où l’on n'est plus personne, c’est une sorte de repos de soi-même. Dans Eldorado, Piracci ne va plus être personne par le voyage, il va se dissoudre dans le monde : "Il n'était plus personne. Il se sentait heureux. Comme il est doux de n'être rien. Rien d'autre qu'un homme de plus sur la route de l'Eldorado". Quant au collier, je crois que les objets incarnent une idée, un souvenir, une émotion, ici il matérialise la chaîne humaine, le lien étrange qui lie Jamal à Soleiman et Soleiman à Piracci. Mais également Jamal et Piracci, une histoire est née avec ces deux frères et va trouver sa fin avec Piracci. Ces perles symbolisent ce parcours, cette série d’échanges et de dons. Il n’a pas de valeur en lui-même, il est chargé de la valeur de l’objet donné. 

— L’un des sujets principaux de nos textes est la rencontre avec l’Autre ce qui amène le lecteur à se demander : En quoi la découverte de l’Autre nous permet-elle de mieux nous connaître, d’interroger notre identité, notre culture, nos valeurs ?

— La rencontre de l’Autre est complexe et enrichissante. En découvrant la culture de l’Autre, nous sommes aussi amenés à (re)découvrir la nôtre. Chacun a en effet besoin de cohérence et de compréhension pour lire son propre quotidien. Si l’environnement de ce quotidien change fortement et brutalement, les clés de lecture peuvent être bousculées jusqu’à être remises en cause. Il va falloir parfois aller chercher loin dans son histoire personnelle ou collective pour trouver des réponses. Tous les champs sont à explorer : l’éducation, l’origine sociale, ethnique et religieuse, le contexte de vie actuel, les rencontres que l’on a faites… L’enjeu est de prendre conscience de certains des conditionnements liés à sa culture et à ses habitudes et de reconnaître ainsi ses limites, ses contradictions, ses conflits internes », expliqua Montaigne avant d’ajouter : « Pensez-vous qu’un livre puisse améliorer le monde et transformer la réalité ? 

— Oui, car je pense que les œuvres de fiction nous transportent dans l’imaginaire et peuvent permettre de mieux comprendre le monde en remplissant une double mission : « plaire et instruire ». Elles peuvent apaiser et consoler. Mais aussi, bousculer et réveiller. L'écrivain est en situation dans son époque: chaque parole a des retentissements. « Chaque silence aussi », écrivait Sartre en 1945. C'est ainsi que la lutte des philosophes des Lumières et celle des écrivains du XIXe siècle n'a pas été vaine : leurs idées, leurs combats ont soutenu les hommes d'action, alerté l'opinion et contribué à améliorer les conditions sociales. Ils se sont exposés à la censure, l'exil et parfois, la prison. Zola, dit-on, serait mort dans des circonstances bien étranges. Ces obstacles, joints à la difficulté pour des intellectuels bourgeois de trouver un langage juste, limitent l'efficacité immédiate de la littérature. Pourtant, l'écrivain aide l'individu dans ses prises de conscience personnelles ou politiques. Voltaire ne dit pas autre chose dans son texte ironique sur "l'horrible danger de la lecture": "Il se pourrait, dans la suite des temps, que de misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d'éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de connaissance.", affirma Gaudé.

— Je partage votre avis, influencer notre monde est la principale motivation de notre écriture. La construction de votre ouvrage est très originale: pouvez-vous m’expliquer ce choix ? 

— Cette construction, où chaque nouveau chapitre se rapporte à une histoire différente, celle du commandant ou celle de Soleiman, me permettait de sous-entendre au lecteur que ces voyages se croiseraient. Le but étant de mettre en parallèle Soleiman et Piracci car même s’ils s’opposent, ces deux personnages représentent l’homme prêt à tout pour « Quitter sa vie », jugée médiocre et absurde, pensant aller vers un plus haut destin. Mais s’arracher à sa vie est dangereux car c’est aussi risquer d’aller vers le néant et la mort, Piracci en paiera le prix. »

Cette conversation dura de longues heures, au cours desquelles les deux écrivains abordèrent des sujets très variés comme la mort par le biais des migrants, l’amitié, qui s'immisce entre Soleiman et Boubakar, mais aussi le bonheur, la religion, la vérité, la justice...

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