Création - Histoire d'Halloween
L'ambiance oppressante de la fête la faisait étouffer. Les gens autour d'elle se pressaient en une masse compacte, leurs gobelets en plastique menaçant à tout moment de déverser leur contenus sur son tee-shirt. Le sol était parsemé de confettis, banderoles en papier crépon et autres stupides décorations d'Halloween piétinés par la foule. La tête lui tournait.
"Il faut que je sorte d'ici, pensa-t-elle en essuyant son front moite. Vite."
Elle haletait. Elle se dirigeait avec peine vers la porte d'entrée lorsque son meilleur ami l'apostropha d'une voix pâteuse.
"- Julia ! brailla-t-il. Où vas-tu comme ça ?"
Ses yeux étaient vitreux, signe qu'il avait eu la main lourde sur la sangria.
" - Je rentre chez moi, cria la jeune fille pour se faire entendre par dessus la musique.
- Toute seule ? Tu ne veux pas que je te raccompagne ?"
Elle sourit.
" - C'est gentil, mais je n'habite pas loin."
Dehors l'atmosphère était totalement différente. Malgré les bruits de la soirée qui bourdonnaient encore dans ses oreilles, elle se sentit immédiatement plus sereine. Elle accueillit volontiers la douce fraîcheur de la nuit qui l'enveloppait et se mit en marche. C'était une de ces nuits tranquilles qui ne laissent rien présager de mauvais : la lune brillait et on pouvait voir distinctement les étoiles. Les lampadaires éclairaient faiblement la petite ruelle. Le silence résonnait comme une bénédiction pour son pauvre crâne. Seul l'écho de ses talons claquant sur le sol mouillé venait troubler cette parfaite quiétude. Quelque part, un chat miaula.
C'est lorsqu'elle tourna à l'angle de la rue qu'elle le vit.
A la lueur tremblotante des réverbères, sur le trottoir d'en face, se découpait la silhouette d'un clown. L'obscurité empêchait la jeune femme de le discerner parfaitement mais elle ne pouvait ignorer l'allure étrange qu'il dégageait. D'énormes touffes de cheveux rouges s'échappaient de son crâne lisse. Son maquillage blanc ressortait d'une manière presque irréelle dans la nuit. Ses fausses lèvres rouge vermeil s'étiraient jusqu'à ses joues dans un rictus atroce. Comme tous les clowns dignes de ce nom, il arborait un nez en plastique rouge. Son accoutrement aurait presque parut comique dans un autre contexte. Pourtant, la jeune femme se sentit vaguement mal à l'aise. Un coup d'oeil vers la rue lui indiqua qu'elle était seule. Un autre coup d'oeil vers le clown : son regard était rivé sur elle.
Et alors, une pensée désagréable lui traversa l'esprit : pour rejoindre sa maison, elle n'avait d'autres choix que de lui passer devant.
Sa nervosité augmenta. Resserrant les pans de sa veste, elle pressa le pas, évitant à tout prix de croiser le regard de l'inconnu. Toutefois, elle ne put cacher le sursaut de peur lorsqu'il gloussa joyeusement à son approche. Elle baissa la tête et accéléra la cadence. Luttant tant bien que mal contre l'envie de se retourner, elle réfléchit à toute vitesse. Peut-être n'était-ce rien. Peut-être était-ce juste le fruit de son imagination débordante ou même de sa paranoïa. Après tout, les clowns psychopathes, ça n'existait que dans les films d'horreurs dont elle était friande il fut un temps. Certes, il était rare de croiser un tel personnage au beau milieu de la nuit mais il s'agissait sans doute d'un homme qui, comme elle, rentrait chez lui après une soirée costumée.
"Il n'y a aucune raison d'avoir peur, se raisonna-t-elle, tout va bien."
Elle inspira un grand coup et jeta un coup d'oeil derrière son épaule.
Son coeur rata un battement. A quelques pas derrière elle, le clown la fixait dans une posture des plus insolites. A l'image d'un mime, les mains sur les deux joues, ne fausse expression d'étonnement feinte sur le visage, il se tenait là, immobile, statue effrayante aux mille et une couleurs.
Il l'avait suivie.
La jeune femme constata avec effroi que ses jambes ne lui répondaient plus. Elle aurait voulu hurler, partir en courant, faire quelque chose, mais elle avait perdu l'usage de son propre corps. De la sueur froide lui coulait le long de la nuque. Paralysée par l'épouvante, elle regarda, impuissante, le clown changer de posture. Il se redressa et se tint bien droit face à elle. Lentement, il adressa un petit signe de la main.
" Bonsoir Julia ", roucoula-t-il en lui faisant un clin d'oeil complice.
Comment diable connaissait-il son prénom ? Elle n'en savait rien. La seule chose dont elle était certaine, c'était qu'il se délectait de son angoisse d'une manière tout à fait perverse.
Horrifiée et fascinée à la fois, elle le vit avaler la distance qui les séparait, à grands pas exagérés comme le ferait un personnage de dessin animé se préparant à faire une farce. Il n'était plus qu'à quatre mètres. Trois. Deux. Un.
"Que... Qu'est-ce que vous me voulez ?" demanda-t-elle d'une voix tremblante, rauque et plus aigüe qu'elle ne l'aurait voulu.
Le clown effectua un petit pas de danse. La jeune fille pouvait mieux le voir à présent ce qui eu pour effet d'augmenter sa peur. Car, dans la pénombre, le clown souriait et ses yeux, jaunes, pétillaient d'un éclat malsain.
"N'ai pas peur, Julia, gazouilla le clown, je suis ton ami.
Julia prit alors la sage décision de déguerpir. Dans son dos, elle l'entendit éclater de rire puis se lancer à sa poursuite en chantonnant. Elle se tordit la cheville une bonne centaine de fois mais elle n'en avait cure. Elle courut comme si elle avait le diable à ses trousses (ce qui, entre nous, n'est pas totalement faux). Sa maison n'était plus qu'à quelques mètres, à présent. Redoublant d'efforts, elle sprinta jusqu'à chez elle, enfonça frénétiquement la clé dans la serrure et claqua la porte derrière elle, avant de la verrouiller à double tour. S'appuyant contre celle-ci, elle sentit la poignée bouger furieusement.
"Julia, entendit-elle, pourquoi tu ne veux pas jouer avec moi ?"
Le rire qui suivit lui donna froid dans le dos.
"Tu es une méchante fille, Julia, et Jasper Le Clown n'aime pas les gens méchants."
Elle l'écouta s'éloigner en riant puis elle laissa enfin échapper un soupir avant d'éclater en sanglots.
Elle ne dormit pas de la nuit.
Le lendemain, alors qu'elle s'apprêtait à partir au travail, elle trouva, accroché à sa porte, un ballon de baudruche bleu. Une note y était suspendue.
"A très bientôt, Julia, tu ne pourras pas m'échapper. Signé : Jasper Le Clown :)"