Vision - Pierre Mabille
J'ai choisi d'associer le poème "Bien sapé" du recueil Trop de monde de Pierre Mabille, au tableau Nighthawks (Les Noctambules) de Edward Hopper.
De bar en bar l'homme
bien sapé avance sous les néons
aussi redoutable qu'un chaton
en moins mignon il allume
son tout petit stick
il dit non non je ne suis pas un
pauvre type pour toujours et toi
pas une fille perdue à jamais
l'homme plisse les yeux
tire sur son tout petit stick
souffle un tout petit filet gris
la fille quand elle pense
c'est un nuage au-dessus de sa tête
ce serait bien si je pouvais
compter pour quelqu'un
et aussi faire la vie ce serait bien
la misère j'arrête quand je veux dit-elle
quand elle parle le nuage est pointu
oh regarde cette affiche avec l'avion
en train de décoller
bonne idée prendre l'air
l'avion le train voilà
ce qu'on devrait faire
quand il y a une idée
c'est une ampoule
en train de décoller
au-dessus de la tête
Dès ma première lecture de ce poème, ce tableau a surgi dans ma tête comme une évidence.
L'homme au chapeau gris face à nous est pour moi est "l'homme bien sapé ", et la femme en rouge est "la fille". L'homme a le visage fermé, une cigarette à la main. Il semble las, blasé, fatigué. La femme à côté de lui a les yeux baissés, abîmée dans ses pensées. Un homme nous tourne le dos: nous ne savons rien de lui.
Ils prennent place dans ce bar presque vide, éclairé crûment aux néons.
Ils sont enfermés dans leurs propres têtes. Dans une rue fantôme, des êtres se perdent dans l'alcool, le silence.
Ils sont plusieurs mais ils sont seuls.