Lettres de recommandation de Julien Sorel par Anaée
Lecteurs, lectrices. Nous avons choisi de publier en exclusivité les lettres, dialogues et scènes perdues lors de la publication du roman Le Rouge et le Noir en novembre 1830. Bien des années plus tard, nous voici en possession de ces manuscrits inestimables, que Stendhal avait jugé meilleur de ne pas inclure dans l’œuvre finale. Ils apportent une toute autre approche sur le parcours professionnel de Julien, et nous apprennent même plus sur les moyens employés dans le développement de sa carrière. En espérant que cette édition complémentaire vous fera redécouvrir Le rouge et le Noir d'une nouvelle façon.
La maison d'édition Jean Sérien
Ci dessous, nous vous présentons une lettre de recommandation que l’abbé Pirard aurait écrite au Marquis de la Mole pour proposer Julien au poste de secrétaire. On peut supposer qu’elle aurait dû apparaître au chapitre 30 du livre 1 de l’œuvre finale, à la place du dialogue entre de la Mole et Pirard. On retrouve cependant des bribes du dialogue final dans la lettre : nous vous les avons indiqués dans le texte.
1-Citation trouvable à la page 259 de l’œuvre finale, chapitre 30. Julien était mal-aimé de ses congénères du Séminaire, et cela n’était pas inconnu de l’abbé Pirard.
2- Cette phrase a été enrichie dans l’édition finale : elle est trouvable à la page 261. La voici : « J’oubliais une précaution, dit l’abbé : ce jeune homme quoique né bien bas à le cœur haut, il ne sera d’aucune utilité si l’on effarouche son orgueil ; vous le rendriez stupide. »
3- Phrase présente à la page 260, n’a subi aucun changement, et peut-être pour le mieux, car elle montre bien que l’abbé Pirard a toute confiance en les capacités de Julien et ne doute pas qu’il peut devenir encore meilleur.
4- Cette phrase aussi n’a connu aucun changement dans la version finale et est présente à la page 260.
On remarque que l’ordre dans lesquelles les citations apparaissent ont été réarrangées dans l’œuvre finale.
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Dans les manuscrits retrouvés, on peut faire connaissance avec un personnage jamais mentionné dans l’œuvre finale. Il s’agit d’une femme, Ana de Descan, probablement une noble de province. Elle joue un rôle très mineur mais revient plusieurs fois. Elle semble jouer un rôle de conseillère d’orientation : elle et Julien échangent des lettres à propos de sa carrière professionnelle.
Voici la première lettre de Madame de Descan. Il semblerait qu’il y aurait dû y avoir une lettre de Julien juste avant, mais malheureusement Stendhal ne l’a jamais écrite.
La lettre prend place avant le chapitre 4, mais on ne connaît pas exactement son emplacement. Ce dont nous somme sûrs, c’est qu’elle se place avant la rencontre avec les Rênal, donc à une période où Julien est encore très indécis sur son avenir.
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Ensuite, voici le seul dialogue où Mme de Descan apparaît. On remarque que le dialogue a l’air d’être inachevé. Il aurait probablement dû se placer dans le chapitre 27 du livre 1, mais on dirait bien que Stendhal l’a abandonné avant de le finir. Pour un peu de contexte, après avoir été expulsé de la maison des Rênal à cause de sa liaison avec Mme de Rênal, Julien se retrouve au séminaire de Besançon, et n’est pas forcément apprécié de tous.
Sortant un bloc de papier déjà rempli de notes diverses, Mme de Descan leva les yeux pour croiser le regard de Julien, qui lui baissait le sien. Après un lourd moment de silence, amplifié par les épais murs du séminaire, elle prit la parole :
« Qu’y a-t-il donc ? Ne nous étions nous pas donné rendez-vous pour un suivi de votre carrière professionnelle ?
— Si fait.
— Et quoi donc ? Quelque vous chose vous embêterait-il ?
— Non, je vous l’assure, dit Julien d’un air gêné.
— Comme je le disais dans ma précédente lettre, donc, j’ai été… fort surprise de votre histoire à Verrières.
— Je ne crois pas que cela soit le sujet de notre entretien, dit Julien, contrarié.
— Et vous avez tout à fait raison. Monsieur Julien. Heureuse que vous ayez tenté une des voies que je vous avais proposé. J’ose imaginer que votre échec dans cette profession a été un succès sur d’autres plans », répliqua Mme de Descan avec un demi sourire.
Julien se renfrogna. Ainsi son histoire avec Mme de Rênal s’était propagée loin. Il n’était définitivement pas à son aise à ce moment.
« Mais revenons-en à la raison de ma venue, voulez-vous, reprit Mme de Descan. Vous avez fini dans un séminaire, recommandé en personne par un curé ! Vous pourriez avoir une bonne carrière dans la religion, vous savez. »
Julien repensa à cet évêque d’Agde, qui l’avait tant impressionné. À peine plus jeune que lui et qui a déjà réussi dans la vie haut la main.
« Pensez-vous à quelqu’un ? L’interrogea Mme de Descan.
— Je vous demande pardon ?
— Non, non, continuez, je vous écoute.
— J’ai peut-être un chemin tout tracé dans la vie ecclésiastique, mais je ne peux m’empêcher de me trouver hésitant. Est-ce vraiment une voie avantageuse, et comment se déroulera l’avenir ? »
Mme de Descan en rit.
« Ma foi, quel âge difficile que vous avez-là. Mais si vous voulez mon avis, vos talents seraient merveilleux autre part, disons, dans un secrétariat. Vous feriez des étincelles avec votre mémoire et votre capacité d’adaptation ! Vous savez écrire, connaissez le latin, savez y faire avec les enfants, bien que cette compétence vous semble inutile. Il faudra peut-être travailler sur l’orthographe, en revanche. Mais en cela vous vous êtes déjà amélioré depuis votre première lettre, j’en suis fort contente. Oui, je vous vois là-dedans.
— Mais ce genre d’opportunité est difficile à trouver.
— Un mythe, définitivement. On trouve toujours des opportunités dans la vie. Vous avez, quoi, 20 ans ? Vous avez tout le temps du monde. Mais un conseil, évitez les demoiselles un instant, ça détruit des carrières visiblement.
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Cette dernière lettre adressée à Julien devrait s’insérer dans le chapitre 34 du livre 2, à partir de la page 533. Julien vient de recevoir un titre de noblesse après que le Marquis de la Mole ait accepté son mariage avec Mathilde. Il vient d’être nommé lieutenant de hussards et est envoyé à Strasbourg.
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En tout dernier manuscrit, nous avons cet écrit de Mme de Descan, qui aurait dû se placer à la fin du roman. Elle est là pour faire le bilan de ce qu’a fait Julien dans sa vie. Si le lecteur souhaite faire le lien entre cette conclusion du roman et des éléments de l’histoire, nous avons pris le soin d’annoter certains passages pour les ramener à des citations de l’œuvre complète.
20 janvier 2023
À Verrières
Dossier n° 18 : Julien Sorel
Mon client a été exécuté aujourd’hui. C’est dommage. Il était si jeune.
Sa mort a causé bien des remous dans son entourage. J’ai vu deux femmes en pleurs. L’une était son ex-future femme il me semble.
Il avait un sens aigu de sa propre justice. Cela aurait dû être une grande qualité, mais c’est justement cela qui lui a porté préjudice. À force de crier à l’injustice , les hommes en charge de ladite justice n’ont guère apprécié1.
Et cela me met en colère. Julien n’était pas tout blanc évidemment. Il était orgueilleux, vaniteux ou passionné je n’ai pas réussi à discerner, mais il a travaillé dur pour en arriver jusque là2.
Il a su s’occuper d’enfants et leur enseigner. Pour cela il lui a fallu de la patience, et Dieu sait comme c’est compliqué d’en trouver chez certains précepteurs. Il possédait un très grand savoir théologique3, sa carrière religieuse aurait pu être brillante. Il aurait pu être grand lieutenant, voire général.
Tout cela gâché, à un si jeune âge. Il n’a pas su se hisser en héros du peuple, ou bien ce peuple n’a pas voulu d’un héros.
D’autres porteront son deuil à ma place, ce n’est pas à moi qu’incombe ce rôle. J’ai glissé dans ce dossier les lettres qu’il m’a adressées depuis qu’il était encore fils de charpentier. J’irai ensuite le ranger dans les archives. Encore un dossier terminé prématurément.
1 Chapitre 41 page 576 : « Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune. »
2 Chapitre 34 page 533 : « Après tout, mon roman est fini, et à moi seul le mérite.»
3 Chapitre 25 page 212 : « L’abbé Pirard examina Julien sur la théologie, il fut surpris de l’étendue de son savoir »
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La maison d'édition Jean Sérien vous remercie d'avoir lu cet ouvrage complémentaire, qui n'aurait pu voir le jour sans de véritables archéologues et rêveurs de la littérature. Merci de nous avoir accompagnés dans ce voyage !