Essai de conversation par Chayna et Lisa
Les "sauvages " sont les passeurs européens qui, par cruauté et égoïsme abandonnent les misérables barques remplies de vies humaines pleines d’espoir, certaines d’atteindre leur Eldorado.
Dans votre ouvrage, la personne qui m’a le plus ému est Jamal.
L'“Eldorado”, considéré comme un rêve, peut se transformer en cauchemar.
Je voudrais vous considérer comme mon exemple. Car je pense que dans cette période d'épidémie, vous pourriez m’apporter le soutien nécessaire car vous avez vous même connu une épidémie, la peste.
DIALOGUE IMAGINAIRE
GAUDE – MONTAIGNE
Les deux écrivains, Montaigne et Laurent Gaudé se retrouvent dans la bibliothèque personnelle du grand humaniste Montaigne. Ils s’installent dans deux sofas propres au XVIème siècle, puis commencent leur discussion passionnante.
Cette rencontre sera la première et la dernière des deux auteurs car Montaigne est mort le 13 septembre 1592. Depuis ce jour, il hante sa bibliothèque personnelle. Gaudé y est venu pour étudier ses archives. Quand soudain, il rencontre Montaigne ! Après avoir repris son calme et avoir fait outre de cette situation invraisemblable, il fait preuve d’une grande impassibilité et décide de profiter de cette opportunité unique. De plus Montaigne a déjà eu l'occasion de lire Eldorado, car durant toutes ses années de solitude, il tente de comprendre le monde moderne, en cultivant son savoir par la littérature.
Ils commencent à échanger sur leurs ouvrages respectifs : ”Eldorado” et les essais "Des cannibales" et "Des coches"...
- Montaigne : Je vous salue, j’aimerai tout d’abord vous dire que j’ai beaucoup aimé votre ouvrage. Pouvez-vous me dire quelques mots sur votre parcours ?
- Gaudé : Bonjour, merci beaucoup, je suis surpris de vous voir ici… J’ai moi-même beaucoup aimé le vôtre. Commençons : Comme vous le savez, je m’appelle Laurent Gaudé, je suis né le 6 juillet 1972 à Paris. J’ai commencé l’écriture à l’âge de 22 ans, parallèlement à mes études théâtrales. En 1996, j’ai écrit ma première pièce de théâtre, deux ans plus tard j’en ai écrit une deuxième puis une troisième en 1999. A partir de 2001, j’écris de nombreux romans, comme “La mort du roi Tsongor” en 2002 qui m’a fait connaître par le monde littéraire et le grand public et qui m’a fait gagné de nombreux prix. “Eldorado” a été publié le 18 août 2006, il a reçu le prix des lycéens de l'Euregio en 2010. Depuis, j’écris de nombreux romans et un long poème et fait de nombreux voyages. Je vous laisse maintenant me raconter votre parcours.
- Montaigne : Votre parcours est remarquable. Je suis le Seigneur de Montaigne, né le 28 février 1533 en Dordogne. A partir de 1556, j’ai été conseiller au Parlement de Bordeaux pendant treize ans. Mon ami et mon fidèle conseiller Etienne de La Boetie est mort en août 1553, ce qui me bouleversa profondément. Je deviens ensuite diplomate de premier niveau puis en 1570, deux ans après la mort de mon père, je me consacre à l’écriture et à l’édition. Je continue aussi ma carrière politique par de nombreux postes importants. A partir de 1572, j’entreprends l'écriture des essais, qui se finira en 1592. En 1578, suite à la maladie nommée la gravelle, je devient souffrant et maladif, je cherche alors à hâter mes écrits et à combler mes curiosité notamment par des voyages. Peu de temps après avoir terminé mes Essais, je succombe à la maladie, le 13 septembre 1592.
- Gaudé : Merci pour votre sincérité sur votre parcours, cela me permet de mieux comprendre vos essais. Avez-vous des questions au sujet de mon ouvrage “Eldorado” ?
- Montaigne : Bien sûr, dans un premier temps j’aimerai faire l’éloge de certains passages de votre ouvrage… J’aimerais évoquer un extrait en particulier, celui où le commandant Piracci sillonne avec son équipage la mer, à la recherche des barques remplies de migrants abandonnés au beau milieu de la tempête, livrés à eux-même.
- Gaudé : Je vous remercie d’avoir consacré du temps à lire mon ouvrage « Eldorado ». Pouvez-vous m’expliquer votre ressenti sur ce passage émouvant ?
- Montaigne : Émouvant certes, mais j’irais plus loin que cela… Je dirais qu’il est bouleversant, en plus d’être attrayant. Cela m’a donné envie d’être à la place du commandant Piracci. J’admire son courage et sa détermination à vouloir sauver le plus de victimes possible en continuant sa recherche de la troisième barque malgré la tempête et la colère des cieux.
- Gaudé : Moi de même, mon but était de faire savoir au monde la véritable identité des « sauvages », qui dans mon écrit sont les passeurs européens qui, par cruauté et égoïsme abandonnent les misérables barques remplies de vies humaines pleines d’espoir, certaines d’atteindre leur Eldorado, sous les ordres de Hussein Marouk, qui n’hésite pas à faire du profit en échange de centaines de vies. Selon moi, vous aussi, dans vos essais « Des cannibales » et « Des coches » vous dénoncez la sauvagerie des européens et non pas des peuples dits « primitifs ».
- Montaigne : En effet, votre analyse sur mes essais est très juste et perspicace. Je me réjouis que nous partagions le même point de vue malgré la différence de nos époques et que mes idées aient perpétué dans le temps. C’est donc pour cela que j’ai écrit ces deux essais, pour divulguer mon opinion contraire à celles de mes contemporains et pour provoquer une remise en question de la colonisation et ses nombreux effets néfastes pour la culture, le mode de vie, les croyances, en bref les mœurs de ces peuples dits « primitifs ».
- Gaudé : Je suis du même avis que vous et je pense que vos essais, qui ont connu un succès fulgurant ont révolutionné d’une certaine façon votre époque. Ce qui a fait réfléchir de nombreux européens sur leurs pratiques, qui comme vous l’avez dit, sont néfastes pour la vie de ces peuples. Je voudrais revenir sur une phrase (p.73 ; l.329 à 332) je cite : « Nous pouvons donc bien les appeler barbares, si nous jugeons d’eux par rapport aux règles de la raison, mais non par rapport à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. » car dans ce que vous racontez, les médecins eux aussi pratiquent des activités barbares exemple : la dissection) au nom de la science alors que chez les peuples primitifs leurs actes considérés comme barbares sont pratiqués dans le seul but de « l’émulation à la bravoure ».
- Montaigne : Effectivement, cela est très contradictoire, comme le fait que les européens viennent abattre leurs cultures pour seul but de les « civiliser » et bien-sûr pour enrichir leurs richesses ! Cela va de soi !
- Gaudé : Nul ne peut le contredire ! J’aimerais savoir : quel est le personnage qui vous a le plus ému ?
- Montaigne : Dans votre ouvrage, la personne qui m’a le plus ému est Jamal. Je trouve son comportement exemplaire et touchant, notamment quand il a caché à son frère, Soleiman sa maladie, pour le préserver, il a organisé son trajet pour rejoindre « l’Eldorado ». Jamal, le grand frère de Soleiman, malgré sa maladie qui le détruisait un peu plus chaque jour a tout fait pour le bonheur de son frère en achetant tout le voyage en se sacrifiant à la place d’acheter les médicaments qui auraient pu le guérir. Ce que je trouve honorable
- Gaudé : Moi aussi j’aime particulièrement Jamal mais je préfère de loin la relation qu’ils entretiennent entre frères, je considère aussi le courage de Soleiman qui a continué son périple, seul, pour faire vivre le rêve de son frère, que sa mort n’était pas vaine.
- Montaigne : Je n’ose m’imaginer le déchirement que ce jeune homme a ressenti, lui si craintif et qui a pris son courage pour tout quitter, seulement car il était avec son frère : « Tant que nous serons deux, tout sera bien. » à la fin du chapitre 2, page 52.
- Gaudé : J’aimerais revenir sur vos essais : pouvez-vous m’éclairer sur votre choix de titre : “Des cannibales” ?
- Montaigne : J’ai fait ce choix pour arriver à démontrer que les vrais sauvages ne sont pas les amérindiens mais plutôt les occidentaux, en plusieurs étapes : définir le thème “barbare” à l’époque des Grecs ; relativiser le thème “sauvage” ; décrire les mœurs originelles ; la critique de l’occident par trois “sauvages” ou plutôt trois amérindiens. Ce processus amène deux renversements. Le premier est que les amérindiens sont purs et obéissent aux lois naturelles, opposé aux Européens qui n’ont goût que pour la corruption et les artifices, ce qui remet en question la véritable identité des sauvages. Le deuxième est l’opposition entre les différentes pratiques dites “cannibales” des Européens et des amérindiens. Il démontre que les pratiques européennes sont plus cruelles en s’appuyant sur des exemples historiques d’anthropophagie, ce qui montre l’hypocrisie occidentale.
- Gaudé : Vous avez donc mené la remise en question des occidentaux sur leurs propres pratiques et leurs attitudes face aux étrangers, en démontrant par des citations originelles des grands savants du passé et en opposant leurs mœurs face à celles de l’autre. Si vous me le permettez, je voudrais vous exprimer mon ressenti personnel sur la similitude de nos deux ouvrages en de nombreux points, notamment le fait que l’Homme est individualiste, ne pense qu’au profit, au détriment de vies humaines qu’il n’estime pas à son égalité. Dans l’Eldorado, les passeurs abandonnent de nombreuses vies humaines au milieu de l’océan, encore pour le profit ! Similairement, dans votre essai “Des coches” vous exprimez le fait que les souverains ne dépensent que dans les artifices, les fêtes,... au détriment de leur peuple et de leur royaume !
- Montaigne : Je partage votre avis, le comportement de l’Homme est déplorable, l’Homme a besoin de rabaisser les autres qu’il estime inférieurs à sa propre personne pour exprimer sa supériorité. De plus, quand il ne trouve pas la richesse qu’il a tant cherché, il se venge avec cruauté, comme avec le roi du Mexique ou même celui du Pérou, où après s’être rendu compte que les richesses n'existaient point, ils se sont vengés avec cruauté par frustration d’avoir eu tort, il les ont tués avec barbarie.
- Gaudé : Effectivement ce déplorable exemple vient consolider mon opinion…
- Montaigne : Pouvez-vous m’éclairer sur vos choix de structures originales ?
- Gaudé : Bien sûr, je suis heureux que vous me le demandiez, c’est un aspect essentiel de mon ouvrage, j’ai choisi cette structure particulière pour alterner à tous les chapitres ces histoires à la fois opposées et similaires pour rapprocher les deux personnages de Piracci et Jamal pour créer un lien entre eux qui changera à tout jamais leur vie. De plus, cela exprime deux points de vue : celui de l’étranger et celui de l’européen qui ne sont finalement pas si différents. J’ai aussi fait le choix de mettre en place un décalage temporel, pour appuyer le fait que le voyage de Soleiman continue alors que celui de Piracci s'arrête brutalement.
- Montaigne : Je trouve vos choix très intéressants, vous avez su éveiller la curiosité en moi, vous m’avez entraîné dans la recherche aux Eldorado respectifs des deux personnages, je mourrais d’envie de savoir si Jamal et Piracci allaient atteindre leur but et s’ils n’allaient pas regretter d’avoir tout quitter pour un Eldorado. Car pour moi “l’Eldorado” n’est qu’un mirage que tout homme cherche à atteindre en pensant que cela les comblera de bonheur.
- Gaudé : C’est ce que j'ai voulu exprimer dans mon ouvrage, l’Eldorado n’est qu’un rêve fictif propre à chacun qui malheureusement, la plupart du temps, décevra. Cette idée est aussi soutenue dans votre essai “Des cannibales”, quand vous racontez votre rencontre avec trois amérindiens venus en Europe car on leur avait promis leur “Eldorado”. Je cite : “bien malheureux de s’être laissé duper par le désir de la nouveauté et d’avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le notre,...” (page 85 ligne 494 à 496).
- Montaigne : Il faut préciser quand même que depuis le XVIe siècle il y a eu de grandes avancées… comme l’abolition de l’esclavage à la fin du XVIIIe siècle, l’abolition de la ségrégation dans les années 1960, les associations qui aident les migrants à s’intégrer dans leur nouveau pays comme par exemple l’ONG depuis 1945, etc. Malgré cela, les nombreuses aides ne suffisent pas à intégrer tous les migrants dans l’Europe. Ce qui cause des inégalités au sein de l’immigration même.
- Gaudé : En effet, l’aide n’est pas proportionnelle au nombre de réfugiés qui tentent de venir en France. Malgré cela, une petite partie d’entre eux réussit par chance à s'intégrer en Europe notamment par la naturalisation. Quels regards portez-vous sur l’attitude européenne face aux migrants du XXIe siècle en tant qu’Humaniste du XVIe siècle ?
- Montaigne : Pour ma part, je porte un regard critique sur l’attitude des européens face aux migrants, l’homme européen est individualiste et d’une certaine façon égoïste car comme de nombreuses études sociales le prouvent : quand on est dans une hiérarchie, l’Homme a tendance à créer des sous-hiérarchies, pour ne pas être situé dans le plus bas de l’échelle, il s’élève en se différenciant des migrants alors même qu’ils se ressemblent. De plus, les européens ont tendance à assimiler les émigrés à des parasites qui n’apportent que problèmes à leur vie et à leur économie, ce qui n’est évidemment pas vrai, les migrants prennent le travail que les européens ne veulent pas faire comme par exemple maçon, femme de ménage, etc. Les migrants participent donc au bon fonctionnement du pays et de son économie.
- Gaudé : Assurément. J’aimerai vous poser une question que j’ai oublié de vous poser avant et qui me semble importante, quelles ont été vos sources d’inspiration ?
- Montaigne : Mes inspirations ont été essentielles dans la structuration de mes essais car elle permettaient de prouver avec subtilité par des écrits incontestables pour prouver ce que j’avance, comme par exemple : les lettres de l’Antiquité gréco-romaine (Plutarque, Cicéron, Sénèque, Lucain), les chroniqueurs médiévaux, les compilateurs humanistes de la Renaissance, la tradition littéraire espagnole, etc.
- Gaudé : Je trouve votre méthodologie fascinante. Je voudrais vous parler d’une pensée qui m’est propre, selon moi, comme je l’exprime dans une de mes interviews. Soleiman a réussi à traverser les frontières mais a perdu une partie de son humanité en assommant le marchand algérien pour lui voler son argent. Dans une de mes citations, cette idée ressort : “aucune frontière n’est facile à franchir. Il faut forcément abandonner quelque chose derrière soi.” (page 91, chapitre 4). Cela exprime le fait que Soleiman a dû abandonner son frère mais aussi son humanité dans le seul but d’une vie meilleure en Europe.
- Montaigne : Encore une preuve que cet “Eldorado”, considéré comme un rêve, peut se transformer en cauchemar. C’est donc la preuve qu’il n’y a qu’un pas entre les deux alors qu’ils sont des antonymes.
Le fantôme de Montaigne commence tout doucement à disparaître…
- Gaudé : C’est exactement ça, je suis heureux et comblé d’avoir fait votre rencontre, je voudrais encore passer des heures à échanger avec vous, vous avez une telle connaissance et une telle réflexion… Si vous me le permettez, je voudrais vous considérer comme mon exemple. Car je pense que dans cette période d'épidémie, vous pourriez m’apporter le soutien nécessaire car vous avez vous même connu une épidémie, la peste. Veuillez m’excuser mais il me semble que vous disparaissez peu à peu…
- Montaigne : Je vous remercie pour cet échange passionnant, en effet je disparais car mon heure est venue, j’ai accompli la mission qu’il m’était confiée, celle d'entretenir une conversation avec vous pour continuer à faire vivre mes idées à travers vous. Gardez espoir, comme le dit la citation de Patrick Louis Richard : “Après la pluie vient toujours le beau temps. A nous de faire que la pluie ne soit pas une éternité.” Cette épidémie vous rendra plus fort. Adieu cher ami, continuez votre art d’écrire et ne laissez nul vous enlever votre liberté d’expression.
Montaigne disparaît brutalement dans un nuage de fumée, ne laissant derrière lui aucun signe de sa présence…
- Gaudé : Adieu, je n’oublierai jamais notre échange. Je vous souhaite de trouver la paix.
Présentation - Essais d'appropriation - i-voix
" On ne cesse de criailler à nos oreilles d'enfants, comme si l'on versait dans un entonnoir, et notre rôle, ce n'est que de redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais que le précepteur corrigeât ...
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