Dans le smartphone de Julien Sorel - Mail à Mme de Rênal
Ma chère, ma tendre, ma douce amie,
Pardonnez-moi. Sachez que si je vous vouvoie aujourd'hui, c'est par amour et par respect. Je ne suis pas sûr d'encore mériter votre proximité.
Je vous aime. Pardonnez une introduction si brusque, ma mie. Je vous écris ce mail dans l'infime espoir qu'un jour, dans votre immense bonté, vous puissiez m'absoudre. Mathilde, fille du marquis de La Mole, est ma femme, mais elle n'est pas mon amante. Vous êtes l'unique objet de mes désirs fous.
J’étais ivre d’ambition. J’allais me marier avec Mathilde, je venais de recevoir de son père une somme considérable d’agent. Et dans mes ardents transports, je fus surpris par un jeune valet de pied de l’hôtel de La Mole, et je lus un courrier de Mathilde :
« Tout est perdu, disait-elle, sacrifiez tout, désertez s’il le faut », exhortait-elle. A peine le bonheur allait-il me transir, me saisir et peut-être me détruire que tout déjà s’effondrait. Je courus en hâte dans la nuit la rejoindre. Elle m’annonça le départ de son père, qui soudain s’opposait à notre union. Il pouvait tout pardonner, disait-il, sauf que l’on puisse séduire sa fille pour son argent.
Et pourquoi diable tout cela s’effondrait-il ? Parce que vous, Louise, ma charmante Louise, vous décidâtes de ruiner tout cela. Par jalousie, que sais-je, vous m’accusâtes de séduire les femmes à mes propres fins seulement ! Vous vous plaigniez que je n’eusse aucun principe de religion, et vous écrivîtes, comble des horreurs, que je cherchais à séduire la femme de la maison ayant le principal crédit !
J’entrai, transi d’une douleur que je ne connaissais pas encore, dans l’église de Verrières. Vous priiez avec ferveur ; les trois coups avaient sonné, annonce de la messe. J’avais acheté une paire de pistolets chez l’armurier du pays. J’avais quitté Mathilde précipitamment, après lui avoir dit comprendre le motif de colère de son père.
Et assis derrière vous, démuni de toute pitié, brûlé et hanté par ma fureur, je vous fixais. Vous que j’avais tant aimé. Je sentais mon bras trembler « je ne le puis, physiquement, je ne le puis », me disais-je. Mais quand vous couvrîtes votre tête, que votre châle recouvra ce qui me faisait vous reconnaître, alors, je tirai. Un coup d’abord, et je vous loupais. Mais non content de mon geste loin d’être innocent, une deuxième fois, je tirai. Et lorsque vous tombâtes, cher ange, je restais un moment immobile. Je ne voyais plus, ne vivais plus. Je me remémorais tout mon parcours, tout ce qui m’amena à ce fatal tir, qui fit mouche, peut-être un peu malgré moi.
Tout le monde courait dans l’église, fuyait. Je marchais, dans le chaos, à contretemps, et je fus poussé, ce qui permit aux gendarmes de m’attraper et de m’incarcérer.
J’écrivis à Mathilde mes dernières paroles, mes dernières adorations. J’étais vengé. Et pour la postérité, je lui demandais de prendre pour époux Mr de Croisenois. Et ceci achevé, enfin je compris le sort qui m’attendait. J’allais mourir. C’était juste, j’avais accompli mon forfait et je n’avais plus rien à faire sur terre. Plus rien à apporter, plus rien à prendre.
Mon geôlier, Mr Noiroud, m’apprit que vous étiez en vie, ce qui me mit hors de moi. J’avais échoué, et je croyais avoir accompli mon forfait !
Petit à petit, je m’en réjouis. Vous vivrez, me dis-je pour m’aimer, et me pardonner. Je pensais de plus en plus à vous, jusqu’à en oublier Mathilde. Lorsque l’on m’interrogeait, je plaidais coupable : j’avais voulu tuer, il était évident que je méritais la mort. Plus je pensais à vous, plus j’étais heureux que la balle ne vous ait touché que l’épaule. Votre belle, douce, charmante épaule, que j'avais abîmée... J'étais honteux, furieux.
Même après ma mort, peut-être la douleur causée par celle-ci vous obligera à vous rappeler de moi, et alors, pleine d’indulgence et de pitié, me pardonnerez-vous ?
A l’heure où je vous écris, le vénérable curé Chélan vient de quitter ma cellule, et le voir m’a à la fois meurtri et transporté de joie.
J’attends mon heure. J’espère vous revoir et ainsi, peut-être, trouver un moyen de m’acquitter de ma faute. Si vous saviez comme je regrette ! Peut-être ne faut-il pas d’ailleurs, peut-être étais-ce ainsi que toute cette histoire devait se terminer… Je me sens comme Napoléon, isolé sur une île sur laquelle il n’y a aucun retour possible. La mort me guette, je vous attends. Pour vous je n’appellerai pas de ma sentence de mort, j'aurais ce que je mérite.
Avec toute mon affection,
Sache que je t'ai toujours aimée, que je n'ai aimé que toi.
Votre Julien, ou Julien Sorel de La Vernaye, ou peut–être encore Julien Sorel, je ne sais plus jusqu’à mon nom.
Le mail de Julien Sorel est écrit lors du 37ème chapitre du livre 2, et retrace les évènements ayant eu lieu dans les trois derniers chapitres.
Ici, Julien révèle son côté pieux, penché sur le repentir, et les passions cependant qu’il peut exprimer (rage intense, amour, regrets…).
Il n’évoque que rapidement Napoléon, car je ne considère pas qu’il en soit fanatique, bien qu'il l'admire profondément. A mes yeux, son mail est motivé par une volonté de rédemption. Il retrace seulement la fin de son parcours, parce que dans une confession, il n’y a aucune nécessité à dévoiler le passé s’il est considéré comme raisonnable et dans le respect des saintes écritures. Julien n’évoque pas son fils, lors de son mail à Louise, peut-être pour lui paraître moins pécheur qu’il ne l’est réellement. Peut-être est-ce aussi dans le but de lui montrer qu’il ne lui a pas été infidèle et qu’il mérite son amour et son pardon. Il finit par tutoyer Mme de Rênal, car l'affection qu'il lui voue est plus forte que sa volonté de paraître respectueux. Il veut avant tout lui montrer sa sincérité.
Je pense que sa passion pour Mme de Rênal est bien plus forte que l'amour qu'il a pour Mathilde, peut-être parce que la relation avec sa première amante est plus ancienne, et ainsi plus forte, et peut-être aussi parce qu'ils ont vécu et bravé de plus nombreuses épreuves ensemble. Peut-être que la volonté de Julien de se faire pardonner est plus forte que tout et que ce sentiment, mêlé aux restes d'amour pour son ancienne amante, font qu'il en retombe follement amoureux ?
Toujours est-il qu'à mes yeux, Julien est fou de Louise de Rênal, et que cette passion est complètement démesurée.