Selfie de poème - Le cours des choses 41
Je suis le poème numéro 41 de la page 139
“ les corps de frères
morts d'aimer, les linceuls
où se peignaient de beaux slogans
dans des caractères blancs
sur fond rouge - “
Mon intérêt réside dans mon caractère laconique, dans cette brièveté qui dit tant. Je m'inscris dans ce recueil en tant que la partie d'un ensemble : les thèmes que j'évoque de façon énigmatique renvoient aux autres poèmes, pièces d'un puzzle dont je participe de ma touche personnelle. Celle-ci consiste en une émotivité constituée de peur et de désespoir, de pitié et d'horreur, de tragique et de stupeur. Aussi cette note négative, qui intervient après le “je dis que ça commence”, vers final de mon voisin de la page précédente, comme un effondrement représenté ici dans ma structure même qui se délite, est tempérée par le premier et les derniers mots du recueil : « Demain (vers 1 du 1er poème) tout recommence (dernier vers du recueil)». Ou tout simplement son titre. Cela suffit à faire comprendre que je m'inscris dans un cycle, comme la vie et la mort que je décris avec des antithèses permanentes entre la beauté et l'amour et le désespoir et la mort : « fleurir », « frères », « aimer », « beaux », « blancs » / « tombent », « corps », « morts », « linceuls », « rouge ».
J'annonce les poèmes qui me succèdent en évoquant les épisodes successifs de l'histoire du peuple chinois tels que le massacre de Shanghai au début de la guerre civile chinoise, lors de laquelle l'Armée nationale révolutionnaire attaqua le Parti Communiste chinois. Mais on peut aussi y voir les révolutions de 1949, où le PC (dont la couleur est le rouge) de Mao Zedong prit le pouvoir, puis le tragique « Bon en avant » qui fit mourir jusqu'à 30 millions de chinois... Il y a aussi 1979 et l'ouverture de l'économie de marché chinoise qui est à l'origine de tant d'inégalités et de pollution dénoncés plus explicitement dans les autres poèmes du recueil, l'épisode de Tian'anmen ou des milliers d'étudiants qui revendiquaient la démocratie furent tués sauvagement, écrasés par les chars du régime. Tout cela, je le dénonce sans explicite, je l'annonce et introduis les pages qui me suivent. A l'origine de tout : les mots. Ces mots qui sont autant de revendications, de révolutions, de protestations, de répressions qui marquent l'histoire et les esprits, à l'image de cette photographie que j'ai choisie pour m'illustrer : des sinogrammes à l'encre noire, sur fond de papier blanc aux bordures déchirées et entourées de noir.
On aperçoit le reflet de la lumière en haut à gauche qui se tient pour le soleil, opposé à l'ombre envahissante en bas à droite qui, croirait-on, gagne du terrain. Alors, lequel de la lumière du jour, de la vérité, du bonheur, triomphera sur l'obscurité, l'obscurantisme et le malheur ? Les mots sont à l'origine de tant de maux, autant qu'ils les combattent. « le texte n'est pas la description de la bataille – c'est la bataille. » . Ici, les sinogrammes nous sont, pour la plupart des Européens, incompréhensibles : effectivement, c'est du chinois.
Ils restent une énigme, à mon image, et paraissent si anodins, sur le fond blanc qui dit la pureté des « beaux slogans », pour lesquels tant de personnes sont mortes... le noir qui les enveloppe nous le rappelle. Pourtant, en chinois ou en alphabet latin, ils restent des mots et possèdent le même pouvoir.
Je décris l'absurdité de la guerre, où ces « hommes jadis qui se levèrent » (qui peut être compris au sens de se mobiliser pour défendre ses convictions) sont « morts d'aimer », pour défendre leurs idées d'égalité, de liberté et de paix en faisant exactement le contraire : tuer et se faire tuer.