Ethnologie - La barbarie vue par Montaigne
Dans son texte "Des Cannibales" de ses Essais, Montaigne souligne que "chacun appelle barbarie ce qui n'est pas dans ses coutumes" (Des Cannibales, ligne 126), seuls les opinions et les usages qui nous sont propres et partagés avec d'autres seraient les seuls critères que nous possédions de la vérité et de la raison. Déjà à l'Antiquité, Montaigne rappelle que les barbares représentaient pour les grecs les nations étrangères. À l'époque où Montaigne écrit ses Essais, à la fin du 16ème siècle, la France a déjà subi plusieurs guerres de Religion donnant lieu à d'horribles massacres. Ses deux textes "Des Cannibales" et "Des Coches" se rapportent à la découverte des Amériques, le Nouveau Monde, où Montaigne dénonce la sauvagerie coloniale, là où l'anthropophagie apparait aux yeux des occidentaux comme un acte de barbarie extrême. Qu'appelons-nous barbarie chez l'autre pour ignorer la nôtre ?
Pourquoi les indigènes sont-ils à nos yeux des barbares?
Montaigne critique l'ethnocentrisme européen en écrivant ceci : "La parfaite religion, le parfait gouvernement et la façon la plus parfaite de faire sont toujours les nôtres" (Des Cannibales, ligne 130). Aux yeux des européens, l'anthropophagie est un crime absolu, la polygamie est un usage immoral condamné par l'Église et le désintérêt pour les métaux précieux est signe de bêtise.
Montaigne, au contraire, ne porte pas de jugement de valeur, il s'attache plutôt à décrire les comportements des indigènes comme Nation et à les comparer aux nôtres. Il va argumenter ses propos avec plusieurs exemples : A l'époque Romaine, on pouvait avoir recours à l'anthropophagie en se nourrissant de corps inutiles au combat pour survivre (Des cannibales, ligne 321). Les médecins de son époque utilisent le corps humain pour préparer des traitements. L'anthropophagie symbolique existe dans la religion chrétienne avec la pratique de la communion qui consiste à se nourrir symboliquement du corps du Christ et de son sang. Concernant la pratique de la polygamie, plusieurs exemples sont présent dans la Bible comme le signale Montaigne - comme Jacob et ses plusieurs femmes et leurs belles servantes - (Des Cannibales, ligne 465). Les indigènes possèdent plusieurs femmes du fait de leur vaillance. En ce qui concerne les métaux précieux, Montaigne valorise l'attitude des indigènes qui les utilisent pour leurs temples et leurs Dieux plutôt que pour le commerce (Des Coches, ligne 670). Certains peuples ont coutume de rapporter "comme trophée la tête de l'ennemi qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de sa maison" (Des Cannibales, ligne 280) et l'anthropophagie consiste à incorporer des parties du corps d'un ennemi. Ce n'est pas comme on le croit pour s'en nourrir (...) mais pour exprimer une extrême vengeance (Des Cannibales, ligne 290).
Nous les surpassons en toute sorte de barbarie
Montaigne juge sévèrement les effets de la colonisation et n'hésite pas à utiliser le terme de "boucherie" (Des Coches, ligne 611). Il dénonce la cruauté du colonialisme et la trahison faite au Roi du Pérou et de Mexico, le premier fut pendu et étranglé publiquement alors que l'excessive rançon exigée pour sa libération fut acquittée (Des Coches, ligne 578) ; le deuxième fut condamné à la torture et aux brasiers "en dépit de leur promesse (celle des colons) et du droit humain" (ligne 614), le Roi de Mexico "succomba aux douleurs", "à demi-rôti" (ligne 590-591). Ces meurtres ne relèvent pas de la nécessité de la guerre et vont contre le droit humain, contre un devoir d'humanité au fondement de toute civilisation.
"Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par des tortures et des supplices un corps qui a encore toute sa sensibilité (...) que de le rôtir et le manger une fois qu'il est mort". (Des Cannibales, ligne 307).
Le colonialisme amène la corruption, la tyrannie et la cruauté. Le pire se produisit quand quelques indigènes choisirent de pratiquer à leur tour les vengeances exercées par les Portugais : ils enterraient jusqu'à la ceinture le corps de l'adversaire, lançaient une multitude de flèche sur le reste du corps puis le pendait (Des Cannibales, ligne 295). Pour Montaigne la guerre ne devait pas relever de la barbarie et faire perdre aux guerriers leur dignité.
Le courage et la loyauté d'un peuple
Les indigènes font part à Montaigne de leur étonnement quant aux inégalités de richesses entre les hommes, laissant leur "moitié" dans une extrême pauvreté et dans la faim.
Ces nations seraient barbares d'être encore proches de leur "naïveté originelle" nous dit Montaigne. Ils ne cherchent pas la conquête de nouvelles terres, "ils n'ont que faire des biens des vaincus" (Des Cannibales, ligne 351), ils ne désirent pas plus que ce que leurs nécessités naturelles leur demandent. Le seul bien acquis est la gloire, l'avantage d'être demeuré maître en valeur et en vertu. Montaigne fait l'éloge de la grandeur d'un courage invincible contre la lâcheté et la cruauté, "l'honneur de la vertu consiste à combattre, non à battre" (Des Cannibales, ligne 429). Seuls l'aveu et la reconnaissance de la défaite de leurs prisonniers leur suffisent.
Ces hommes qui ne savent "ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni céréales, ni vignes" ( Des Coches, ligne 434) qui partent à la guerre nus, nous dépassent par leur science éthique possédant "la dévotion, l'observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise" (Des Coches, ligne 435). Ici nul barbarie.
Montaigne défend les différences, l'altérité et le devoir d'humanité contre le jugement de valeur et la condamnation. L'Homme a toujours à craindre sa propre cruauté quel qu'en soit le degré.