Scoop littéraire - Un chapitre inédit du roman de T.C. Boyle
2010 : L’écrivain américain T.C. Boyle s’inspire de l'histoire de Victor de l'Aveyron pour écrire le roman Wild child.
Le Magazine de L'enfant sauvage a retrouvé un chapitre inédit de ce roman que nous avons aujourd'hui l'honneur de publier.
Le Ministre de l'intérieur, après avoir entendu parler des problèmes que posait la présence de l'enfant sauvage et rongé par la curiosité de rencontrer cette "bête humaine", ordonna au directeur de l'orphelinat de Saint-Affrique de faire venir l'enfant à la capitale.
Le voyage fut calme, l'enfant commençait à s'habituer à l'inlassable balancement de la carriole sur la route en piteux état.
Le ciel était sombre, une brume enveloppait Paris tandis qu'une foule silencieuse de gens, de toute catégorie sociale l'attendait avec hâte. Cette nouvelle avait attiré l'attention de beaucoup de monde. Quand la voiture apparut, des murmures jaillirent de toutes les bouches. Les plus naïfs s'attendaient à voir jaillir un gorille. Les moins crédules s'imaginaient un petit enfant frêle, apeuré, et incapable de comprendre son nouvel environnement.
Quand la voiture était à la portée de la foule, tous se bousculèrent, se heurtèrent les uns contre les autres. Un homme, d'une quarantaine d'années, à la barbe blanche et au visage assombri par une peur qu'il ne pouvait dissimuler sortit du véhicule. Il attendit que le silence se fasse. Il installa un tabouret sur lequel il se leva de manière à ce que toute la foule puisse l'entendre.
Il prit une profonde inspiration. Ses yeux semblaient perdus dans un vide, un néant, une honte qu'il ne pouvaient étouffer. Il dit, d'une voix fêlée par l'échec "J'ai le regret de vous annoncer, à vous tous, et en particulier au ministre de l'intérieur, qui vous attendiez à apercevoir notre sujet scientifique, que l'enfant sauvage s'est évadé aux portes de Paris."
Une clameur d'indignation s'éleva.
Les insultes fusaient en direction du vieil homme, incapable de dire quoi que ce soit de plus.
A quelques kilomètres de là se cachait le sauvage. Il avait trouvé refuge dans un amoncellement de buissons. Tandis que la nuit approchait à grands pas, lui ne redoutait rien de plus que les passants. Ils l'effrayaient. Certains parlaient entre eux, s'exclamaient, aboyaient, rugissaient. L'enfant était incapable de comprendre ces sons si naturels et si communs pour nous.
Une fois le soleil couché, l'enfant abandonna son refuge. Il courut aussi vite qu' il put. Il voulait quitter ce lieu sombre, où rien ne lui rappelait sa vie antérieure. Quand il atteignit l'extrémité de la rue, il perçut des voix se rapprochant dans sa direction. Il rebroussa chemin aussi promptement qu'il était venu mais de l'autre côté, des voix semblables aux précédentes arrivaient rapidement dans sa direction. Il était perdu, il se savait incapable d'échapper aux hommes de sa propre espèce.
Soudain, à quelque mètres de lui, la porte d'une maison battit violemment et laissa une chaude lumière se faufiler dans la rue sombre. Une ombre jaillit de la maison, ses traits laissèrent comprendre à l'enfant qu'il avait affaire à une femme. L'enfant se précipita vers son nouveau refuge. Une fois à l'intérieur, la femme ferma doucement la lourde porte en bois et s'approcha de Victor. La femme, contrairement aux autres humains, ne l'effrayait absolument pas. ses traits lui semblaient familiers, une douceur maternelle émanait de son regard. Elle lui caressa tendrement l'épaule, le regarda de ses yeux verts et lui bafouilla quelques mots qu'il ne comprit évidemment pas.
Elle disparut quelque instants pour revenir les bras chargés de fruits, de légumes et de lait. L'enfant les avala d'une rapidité et d'une férocité qui n'étonna pas cette femme mystérieuse. Elle avait lu les journaux, elle savait qui était devant elle. Une fois que Victor eut englouti tous ces mets d'une inhabituelle qualité, il put enfin se reposer. La présence d'une femme aussi belle, à la poitrine si abondante, au regard si doux et aux lèvres si fines lui donnèrent une impression qu'il fut incapable de traduire mais que nous aurions appelée "sécurité".
Il finit par sombrer dans un sommeil profond et imperturbable.
Quand il ouvrit les yeux, une lumière froide l'éblouit. Il s'attendait à voir apparaitre le doux visage féminin qui l'avait bercé la veille. A la place , un homme en blouse blanche d'une trentaine d'années l'observait avec intérêt. Le peur qui, jadis, avait quitté l'enfant si doucement le ressaisit de toutes ses griffes. Il était furieux. Furieux d'être à nouveau emprisonné contre son gré. Furieux d'avoir perdu la femme. Furieux de s'être fait à nouveau capturé.
Depuis ce jour, l'enfant perdit toute confiance envers les hommes.